Text/Jacques Lacan/Encore/1972.11.21

From No Subject - Encyclopedia of Psychoanalysis
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Encore
Séminaire de Jacques Lacan
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Mardi 21 novembre 1972


Il m’est arrivé de ne pas publier l’ Éthique de la psychanalyse[1].En ce temps-là, c’était une forme, chez moi, de la politesse : « après-vous, j’vous-en-prie », « j’vous-en-pire », « passez-donc-les-près-vous…  »

Avec le temps, j’ai pris l’habitude de m’apercevoir qu’après tout je pouvais en dire un peu plus. Et puis, je me suis aperçu que ce qui constituait mon cheminement c’était quelque chose de l’ordre du « je n’ en veux rien savoir». C’est sans doute ce qui aussi, avec le temps, fait que encore je suis là, et que vous aussi vous êtes là, je m’en étonne toujours, encore !

Il y a quelque chose, depuis quelque temps, qui me favorise c’est qu’il y a aussi chez vous, chez la grande masse de ceux qui sont là, un même, en apparence un même « je n’en veux rien savoir ».

Seulement tout est là, est-ce le même ? le « je n’en veux rien savoir » d’un certain savoir qui vous est transmis par bribes. Est-ce bien de cela qu’il s’agit ? Je ne crois pas.

Et même, c’est bien parce que vous me supposez partir d’ailleurs dans ce « je n’en veux rien savoir » que ce supposé vous lie à moi.

De sorte que s’il est vrai que je dise qu’à votre égard je ne puis être ici qu’en position d’analysant de mon « je n’en veux rien savoir », d’ici que vous atteigniez le même, il y aura une paye,et c’est bien ce qui fait que c’est seulement que, quand le vôtre vous apparaît suffisant, vous pouvez, si vous êtes, inversement de mes analysants [2], vous pouvez normalement vous détacher de votre analyse.

Il n’y a, contrairement à ce qui s’émet, nulle impasse de ma position d’analyste avec ce que je fais ici à votre égard.

L’année dernière, j’ai intitulé ce que je croyais pouvoir vous dire « …  ou pire », puis « ça s’oupire », s apostrophe. Ça n’a rien à faire avec je ou tu : « je ne t’oupire pas », ni « tu ne m’oupires». Notre chemin, celui du discours analytique, ne progresse que de cette limite étroite, de ce tranchant du couteau qui fait qu’ailleurs ça ne peut que soupirer. C’est ce discours qui me supporte, et pour le recommencer cette année, je vais d’abord vous supposer au lit… un lit de plein emploi, à deux.

Ici il faut que je m’excuse auprès de quelqu’un, qui ayant bien voulu s ’enquérir de ce qu’est mon discours, un juriste pour le situer, j’ai cru pouvoir pour lui faire sentir ce qui en est le fondement, c’est à savoir que le langage ça n’est pas l’être parlant.

Je lui ai dit que je ne me trouvais pas déplacé d’avoir à parler dans une faculté de droit, celle où il est sensible, sensible par ce qu’on appelle l’existence des codes, du code civil, du code pénal et de bien d’autres, que le langage ça se tient là, c’est à part, et que l’être parlant, ce qu’on appelle les hommes, il a affaire à ça tel que ça s’est constitué au cours des âges.

Alors commencer par vous supposer au lit, bien sûr il faut qu’à son endroit je m’en excuse ! Je n’en décollerai pas pourtant aujourd’hui, et si je peux m’en excuser c’est à lui rappeler qu’au fond de tous les droits, il y a ce dont je vais parler, à savoir la jouissance. Le droit ça parle de ça, le droit ça ne méconnaît pas même ce départ, ce bon droit coutumier dont se fonde l’usage du concubinat, ce qui veut dire coucher ensemble.

Évidemment je vais partir d’autre chose, de ce qui dans le droit reste voilé, à savoir ce qu’on en fait, s’étreindre. Mais ça c’est parce que je pars de la limite, d’une limite dont en effet il faut partir pour être sérieux, ce que j’ai déjà commenté [3] : pouvoir établir la série, la série de ce qui s’en approche.

L’usufruit [4] ça c’est bien une notion de droit et qui réunit en un seul mot ce que déjà j’ai rappelé dans ce séminaire sur l’éthique dont je parlais tout à l’heure, à savoir la différence qu’il y a de l’outil [5], qu’il y a de l’utile à la jouissance.

L’utile ça sert à quoi ? C’est ce qui n’a jamais été bien défini en raison d’un respect, d’un respect prodigieux que grâce au langage l’être parlant a pour le moyen.

L’usufruit ça veut dire qu’on peut jouir de ses moyens mais qu’il ne faut pas les gaspiller ; quand on a reçu un héritage, on en a l’usufruit, on peut en jouir à condition de ne pas trop en user. C’est bien là qu’est l’essence du droit, c’est de répartir, de distribuer, de rétribuer ce qu’ il en est de la jouissance.

Mais qu’est-ce que c’est que la jouissance ? C’est là précisément ce qui, pour l’instant, se réduit à nous d’une instance négative. La jouissance c’est ce qui ne sert à rien, seulement ça n’en dit pas beaucoup plus long.

Ici je pointe la réserve qu’implique ce champ du droit, du droit à la jouissance. Le droit ce n’est pas le devoir. Rien ne force personne à jouir, sauf le surmoi. Le surmoi c’est l’impératif de la jouissance : jouis !

C’est le commandement qui part, d’où ? c’est bien là que se trouve le point tournant qu’interroge le discours analytique.

C’est bien sur ce chemin que j’ai essayé dans un temps, le temps de l’«après-vous » que j’ai laissé passer, pour montrer que si l’analyse nous permet d’avancer dans une certaine question, c’est bien que nous ne pouvons nous en tenir à ce dont je suis parti assurément respectueusement : à ce dont je suis parti soit de l’Éthique d’Aristote [6], pour montrer quel glissement s’était fait avec le temps.

Glissement qui n’est pas progrès, glissement qui est contour, glissement qui, d’une considération au sens propre du terme, d’une considération de l’être qui était celle d’Aristote, a fait venir au temps de l’utilitarisme de Bentham [7] au temps de la Théorie des fictions [8], au temps de ce qui du langage a démontré la valeur d’outil, la valeur d’usage.

Ce qui nous laisse enfin revenir à interroger ce qu’il en est de cet être, de ce « Souverain Bien » posé là comme objet de contemplation, et d’où on avait cru pouvoir édifier une éthique.

Je vous laisse donc sur ce lit à vos inspirations.

Je sors, et une fois de plus j’écrirai sur la porte, dans la fin qu’à la sortie peut-être vous puissiez vous rendre compte des rêves que vous aurez sur ce lit poursuivis, la phrase suivante : la jouissance de l’ Autre, 
de l’Autre avec… il me semble que depuis le temps ça doit suffire que je m’arrête là, je vous en ai assez rebattu les oreilles de ce grand A qui vient après, et que maintenant il traîne partout, ce grand A mis devant l’Autre, plus ou moins opportunément d’ailleurs, ça s’imprime à tort et à travers, la jouissance de l’Autre, du corps de l’autre qui Le, lui aussi avec un grand L, qui Le symbolise n’est pas le signe de l’amour[9].

J’écris ça, je n’écris pas après : terminé, ni amen, ni ainsi soit-il.

<Elle> n’est pas le signe, c’est néanmoins la seule réponse. Le compliqué c’est que la réponse elle est déjà donnée au niveau de l’amour, et que la jouissance de ce fait reste une question, question en ceci que la réponse qu’elle peut constituer n’est pas nécessaire d’abord. Ce n’est pas comme l’amour.

L’amour, lui, fait signe et, comme je l’ai dit depuis longtemps, est toujours réciproque. J’ai avancé ça très doucement en disant que les sentiments c’est toujours réciproque, c’était pour que ça me revienne :

– Et alors ? et alors et l’amour ? et l’amour il est toujours réciproque ?

– Mais oui ! mais oui[10]!

C’est même pour ça qu’on a inventé l’inconscient, c’est pour s’apercevoir que le désir de l’homme c’est le désir de l’Autre, et que l’amour c’est une passion qui peut être l’ignorance de ce désir, mais qui ne lui laisse pas moins toute sa portée. Quand on y regarde de plus près on en voit les ravages.

Alors bien sûr ça explique que la jouissance du corps de l’autre, elle, ne soit pas une réponse nécessaire. Ça va même plus loin, ce n’est pas non plus une réponse suffisante, parce que l’amour, lui, demande l’amour, il ne cesse pas de le demander, il le demande, encore. Encore, c’est le nom propre de cette faille d’où dans l’Autre part la demande d’amour.

Alors d’où part, ça, qui est capable, certes, mais de façon non nécessaire, non suffisante, de répondre par la jouissance, jouissance du corps, du corps de l’autre ?

C’est bien ce que l’année dernière, inspiré d’une certaine façon par la chapelle de Sainte-Anne qui me portait sur le système, je me suis laissé aller à appeler l’( a)mur[11]. L’(a)mur c’est ce qui apparaît en signes bizarres sur le corps et qui vient d’au-delà, du dehors, de cet endroit que nous avons cru comme ça pouvoir lorgner au microscope sous la forme du germen, dont je vous ferai remarquer qu’on ne peut dire que ce soit là la vie puisqu’aussi bien ça porte la mort, la mort du corps, que ça le reproduit, que ça le répète, que c’est de là que vient l’en corps.

Il est faux de dire séparation du soma et du germen, puisque de porter ce germen le corps porte des traces. Il y a des traces sur l’(a)mur. L’être du corps est sexué, certes, mais c’est secondaire comme on dit. Et comme l’expérience le démontre, ce ne sont pas de ces traces que dépend la jouissance du corps en tant que l’Autre il symbolise. C’est là ce qu’avance la plus simple considération des choses.

De quoi s’agit-il donc dans l’amour ? Comme la psychanalyse l’avance, avec une audace d’autant plus incroyable que toute son expérience va contre, que ce qu’elle démontre c’est le contraire, l’amour c’est de faire Un. C’est vrai qu’on ne parle que de ça depuis longtemps, de l’Un : la fusion, l’Éros seraient tension vers l’Un.

« Y a d’l’Un », c’est de ça que j’ai supporté mon discours de l’année dernière, et certes pas pour confluer dans cette confusion originelle… celle du désir qui ne nous conduit qu’à la visée de la faille où se démontre que l’Un ne tient que de l’essence du signifiant. Si j’ai interrogé Frege[12] au départ c’est pour tenter de démontrer la béance qu’il y a de cet Un à quelque chose qui tient à l’être, et derrière l’être[13] à la jouissance.

L’amour…, je peux quand même vous dire par un petit exemple, l’exemple d’une perruche qui était amoureuse de Picasso, ça se voyait à la façon dont elle lui mordillait le col de sa chemise et les battants de sa veste. Cette perruche était bien en effet amoureuse de ce qui est essentiel à l’homme, à savoir son accoutrement. Cette perruche était comme Descartes pour qui des hommes c’était des habits en proménade[14], si vous me permettez bien sûr c’est pro, ça promet la ménade[15], c’est-à-dire quand on les quitte.

Mais ce n’est qu’un mythe, un mythe qui vient converger avec le lit de tout à l’heure. Jouir d’un corps quand il n’y a plus d’habits c’est quelque chose qui laisse intacte la question de ce qui fait l’Un, c’est-à-dire de l’identification. La perruche s’identifiait à Picasso habillé.

Il en est de même de tout ce qui est de l’amour. Autrement dit, l’habit aime le moine parce que c’est par là qu’ils ne sont tous qu’Un. Autrement dit, ce qu’il y a sous l’habit et que nous appelons le corps ce n’est peut-être en l’affaire que ce reste que j’appelle l’objet a. Ce qui fait tenir l’image c’est un reste. Et ce que l’analyse démontre c’est que l’amour dans son essence est narcissique, que le baratin sur l’objectal est quelque chose dont justement elle sait dénoncer la substance dans ce qui est reste dans le désir, à savoir sa cause, et ce qui le soutient de son insatisfaction, voire de son impossibilité.

L’impuissance de l’amour, quoiqu’il soit réciproque, tient à cette ignorance d’être le désir d’être Un. Et ceci nous conduit à l’impossible d’établir la relation d’eux.

La relation d’eux, qui ?

Les deux sexes.

Assurément, ai-je dit, ce qui apparaît sur ces corps, sous ces formes énigmatiques que sont les caractères sexuels qui ne sont que secondaires, sans doute fait l’être sexué. Mais l’être c ’est la jouissance du corps comme tel, c’est-à-dire comme a, mettez-le comme vous voudrez comme a sexué, puisque ce qui est dit jouissance sexuelle est dominé, marqué par l’impossibilité d’établir comme tel, nulle part dans l’énonçable, ce seul Un qui nous intéresse, l’Un de la relation : rapport sexuel.

C’est ce que le discours analytique démontre, en ceci justement que pour ce qui est d’un de ces êtres comme sexué, l’homme en tant qu’il est pourvu de l’organe dit phallique, j’ai dit « dit », le sexe corporel, le sexe de la femme, j’ai dit de « la » femme, justement il n’y en a pas, il n’y a pas « la » femme, « la » femme n’est pas toute, le sexe de la femme ne lui dit rien si ce n’est par l’intermédiaire de la jouissance du corps.

Ce que le discours analytique démontre c’est, permettez-moi de le dire sous cette forme, que le phallus c’est l’objection de conscience faite par un des deux êtres sexués au service à rendre à l’Autre[16].

Et qu’on ne me parle pas des caractères sexuels secondaires de la femme parce que, jusqu’à nouvel ordre, ce sont ceux de la mère qui priment chez elle. Rien ne distingue comme être sexué la femme sinon justement le sexe. Que tout tourne autour de la jouissance phallique c’est très précisément ce dont l’ expérience analytique témoigne, et témoigne en ceci que la femme se définit d’une position que j’ai pointée du pas toute à l’endroit de la jouissance phallique.

Je vais un peu plus loin : la jouissance phallique est l’obstacle par quoi l’ homme n’arrive pas dirai-je à jouir du corps de la femme, précisément parce que ce dont il jouit c ’est de cette jouissance, celle de l’organe[17]. Et c’est pourquoi le surmoi, tel que je l’ai pointé tout à l’heure du « jouis ! », est corrélat de la castration qui est le signe dont se pare l’aveu que la jouissance de l’Autre, du corps de l’autre[18], ne se promeut que de l’infinitude, je vais dire laquelle : celle que supporte le paradoxe de Zénon, ni plus ni moins, lui-même[19].

Achille et la tortue, tel est le schème du jouir d’un côté de l’être sexué. Quand Achille a fait son pas, tiré son coup auprès de Briseis, telle la tortue elle aussi a avancé d’un peu, ceci parce qu’elle n’est pas toute, pas toute à lui. Il en reste. Et il faut qu’Achille fasse le second pas, et comme vous savez, ainsi de suite.

C’est même comme ça que de nos jours, mais de nos jours seulement, on est arrivé à définir le nombre, le vrai, ou pour mieux dire, le réel[20]. Parce que ce que Zénon n’avait pas vu, c’est que la tortue non plus n’est préservée de cette fatalité d’Achille, c’est que comme son pas à elle est de plus en plus petit, il n’arrivera non plus jamais à la limite. Et c’est en ça que se définit un nombre quel qu’il soit s’il est réel. Un nombre a une limite, et c ’est dans cette mesure qu’il est infini. Achille, c’est bien clair, ne peut que dépasser la tortue, il ne peut pas la rejoindre, mais il ne la rejoint que dans l’infinitude.

Seulement, en voilà de dit pour ce qui est de la jouissance, en tant qu’elle est sexuelle. La jouissance est marquée d’un côté par ce trou qui ne l’assure que d’autre voie que de la jouissance phallique. Est-ce que de l’Autre[21] côté, quelque chose ne peut s’atteindre qui nous dirait comment ce qui jusqu’ici n’est que faille, béance dans la jouissance, serait réalisé ?

C’est ce qui, chose singulière, peut être suggéré par des aperçus très étranges. Étrange c’est un mot qui peut se décomposer : l’être ange ; c’est bien quelque chose contre quoi nous met en garde l’alternative d’être aussi bête que la perruche de tout à l’heure. Néanmoins, regardons de près ce que nous inspire l’idée que dans la jouissance, dans la jouissance des corps, la jouissance sexuelle ait ce privilège de pouvoir être interrogée comme étant spécifiée, au moins, par une impasse.

C’est dans cet espace, espace de la jouissance, prendre quelque chose de borné, fermé, c’est un lieu, et en parler c’est une topologie[22]
. Ici nous guide ce que, dans quelque chose que vous verrez paraître en pointe de mon discours de l’année dernière, je crois démontrer la stricte équivalence de topologie et de structure[23], ce qui distingue l’anonymat de ce dont on parle comme jouissance, à savoir ce qu’ordonne le droit, une géométrie, justement, l’hétérogénéité du lieu, c’est qu’il y a un lieu de l’Autre.

De ce lieu de l’Autre, d’un sexe comme Autre, comme Autre absolu, que nous permet d’avancer le plus récent développement de cette topologie ? J’avancerai ici le terme de compacité[24]. Rien de plus compact qu’une faille, s’il est bien clair que quelque part, il est donné que l’intersection de tout ce qui s’y ferme étant admise comme existante en un nombre fini d’ensembles, il en résulte, c’est une hypothèse, que l’intersection existe en un nombre infini. Ceci est la définition même de la compacité[25]. Et cette intersection dont je parle c’est celle que j’ai avancée tout à l’heure comme étant ce qui couvre, ce qui fait l’obstacle au rapport sexuel supposé. À savoir ce dont j’énonce que l’avancée du discours analytique tient précisément en ceci, que ce qu’il démontre c’est que son discours ne se soutenant que de l’énoncé qu’«il n’y a pas », qu’il est impossible de poser le rapport sexuel, c’est de par là qu’il détermine ce qu’il en est réellement aussi du statut de tous les autres discours.

Tel est, dénommé, le point qui couvre l’impossibilité du rapport sexuel comme tel. La jouissance en tant que sexuelle est phallique, c’est-à-dire qu’elle ne se rapporte pas à l ’Autre comme tel.

Suivons là le complément de cette hypothèse de compacité. Une formule nous est donnée par la topologie que j’ai qualifiée de la plus récente, à savoir d’une logique construite précisément sur l’interrogation du nombre et de ce vers quoi il conduit, d’une restauration d’un lieu qui n’est pas celui d’un espace homogène.

Le complément de cette hypothèse de compacité est celui-ci : dans le même espace borné, fermé, supposé institué, l’équivalent de ce que tout à l’heure j’ai avancé de l’ intersection passant du fini à l’infini est celui-ci, c’est qu’à supposer ce même espace borné, fermé, recouvert d’ensembles ouverts, c’est-à-dire de ce qui se définit comme excluant sa limite, de ce qui se définit comme plus grand qu’un point, plus petit qu’un autre, mais en aucun cas égal ni au point de départ ni au point d’arrivée, pour vous l’imager rapidement[26], le même espace donc étant supposé recouvert d’espaces ouverts, il est équivalent, ça se démontre, de dire que l’ensemble de ces espaces ouverts s’offre toujours à un sous-recouvrement d’espaces ouverts, eux tous constituant une finitude, à savoir que la suite des dits éléments constitue une suite finie[27].

Vous pouvez remarquer que je n’ai pas dit qu’ils sont comptables[28]
, et pourtant c’est ce que le terme fini implique. Pour être comptables, il faut qu’on y trouve un ordre, et nous devons marquer un temps avant de supposer que cet ordre soit trouvable. Mais ce que veut dire en tout cas la finitude démontrable des espaces ouverts, capables de recouvrir cet espace borné, fermé en l’occasion de la jouissance sexuelle, ce qui implique en tout cas c’est que les dits espaces, et puisqu’il s’agit de l’Autre côté mettons-les au féminin, peuvent être pris un par un ou bien encore une par une.

Or, c’est cela qui se produit dans cet espace de la jouissance sexuelle qui de ce fait s’avère compact. Ces femmes pas toutes, telles qu’elles s’isolent dans leur être sexué, lequel donc ne passe pas par le corps mais par ce qui résulte d’une exigence dans la parole, d’une exigence logique, et ce très précisément en ceci que la logique, la cohérence inscrite dans le fait qu’ ex-siste le langage, qu’il soit hors de ces corps qui en sont agités, l’Autre, l’Autre avec un grand A, maintenant qui s’incarne, si l’ on peut dire, comme être sexué, exige cet « une par une ».

Et c’est bien là qu’il est étrange, qu’il est fascinant, c ’est le cas de le dire – Autre fascination, Autre fascinum – cette exigence de l’Un, comme déjà étrangement le Parménide pouvait nous le faire prévoir, c’est de l’Autre qu’elle sort. Là où est l’être c’est l’exigence de l’infinitude.

Je commenterai, j’y reviendrai, sur ce qu’il en est de ce lieu de l’Autre. Mais dès maintenant pour faire image, et parce qu’après tout je peux bien supposer que quelque chose dans ce que j’avance puisse vous lasser, je vais vous l’illustrer.

On sait assez combien les analystes se sont amusés autour de ce Don Juan dont ils ont tout fait, y compris ce qui est un comble, un homosexuel ! Est-ce qu’à le centrer sur ce que je viens de vous imager, de cet espace de la jouissance sexuelle à être recouvert de l’Autre[29] côté par des ensembles ouverts et aboutissant à cette finitude… j’ai bien marqué que je n’ai pas dit que c’était le nombre et pourtant bien sûr que ça se passe, finalement on les compte. Ce qui est l’essentiel dans le mythe féminin de Don Juan c’est bien ça, c’est qu’il les a une par une, et c’est cela qu’est l’Autre sexe, le sexe masculin pour ce qu’il en est des femmes.

C’est bien en cela que l’image de Don Juan est capitale, c’est dans ce qui s’indique de ceci qu’après tout il peut en faire une liste, et qu’à partir <des> noms on peut les compter. S’il y en a mille e tre c’est bien qu’on peut les prendre une par une, et c’est là l’essentiel.

Vous le voyez, il y a là tout autre chose que l’Un de la fusion universelle. Si la femme n’était pas pas toute, si dans son corps ce n’ était pas pas toute qu’elle est comme être sexué, rien de tout cela ne tiendrait.

Qu’est-ce à dire, que j’aie pu pour imager des faits qui sont des faits de discours, ce discours dont nous sollicitons dans l’analyse la sortie, au nom de quoi ? du lâchage de tout ce qu’il en est d’autres discours, l’apparition de quelque chose où le sujet se manifeste dans sa béance, dans ce qui cause son désir.

S’il n’y avait pas ça je ne pourrais faire le joint, la couture, la jonction avec quelque chose qui nous vient bien tellement d’ailleurs : une topologie dont pourtant nous ne pouvons dire qu ’elle ne relève pas du même ressort, à savoir d’un autre discours, d’un discours combien plus pur, combien plus manifeste dans le fait qu’il n’est genèse que de discours, et que cela converge avec une expérience à ce point que cela nous permette de l’articuler. Est-ce qu’il n’y a pas là quelque chose de fait aussi pour nous faire revenir, et justifier dans le même temps, ce qui dans ce que j’avance se supporte, se s’oupire de ne jamais recourir à aucune substance, de ne jamais se référer à aucun être, d’être en rupture de ce fait avec quoi que ce soit qui s’énonce comme philosophie. Est-ce que cela n’est pas justifié, je le suggère, c’est plus tard que je l’avancerai plus loin, je le suggère en ceci que tout ce qui s’est articulé de l’être, tout ce qui le fait se refuser au prédicat… de dire « l’homme est » par exemple sans dire quoi, que l’indication par là nous est donnée que tout ce qui est de l’être est étroitement relié précisément à cette section du prédicat et indique que rien en somme ne peut être dit sinon par ces détours en impasse, par ces démonstrations d’impossibilité logique par où aucun prédicat ne suffit, et que ce qui est de l’être, d’un être qui se poserait comme absolu n’est jamais que la fracture, la cassure, l’interruption de la formule « être sexué » en tant que l’être sexué est intéressé dans la jouissance.

Anexe 1

Anexe 1

  1. Pourtant… Jacques Lacan, L’éthique de la psychanalyse, livre VII, Paris, Seuil, 1986.
  2. Autre lecture possible : « [ … ] que vous pouvez, si vous êtes, inversement, de mes analysants…  » où Lacan, après avoir parlé de sa position d’analysant, hic et nunc, à l’égard de ceux qui sont là, parlerait de la position inverse où se trouvent certains des membres de son auditoire qui sont en position d’être ses analysants.
  3. Dans toutes les séances du 22 février 67 au 14 juin 67 du séminaire « La logique du fantasme », Lacan a utilisé une série (en l’occurrence la série infinie dite de Fibonacci) pour tenter de donner, tout comme il va le faire ici, « … la topologie de ce qu’il en est concernant la jouissance » (30 mai 67).
  4. Usufruit : emprunté du latin juridique ususfructus, mot fait de deux mots juxtaposés, signifiant « droit d’usage et jouissance d’un bien dont on n ’est pas propriétaire », in O. Bloch et W. Von Wartburg, Dictionnaire étymologique de la langue française, Vendôme, P.U.F, 1975, p. 660.
  5. Outil : au XVI° siècle souvent util par croisement avec l’adjectif utile, in O. Bloch et W. Von Wartburg, op. cit ., p. 452.
  6. Aristote, Éthique à Nicomaque , Paris, Vrin, 1990.
  7. Lacan cite Bentham le 29 mai 1950 dans une communication pour la XIII° conférence des psychanalystes de langue française, reprise in Écrits : « Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie », pp. 125-149. Lacan fait également référence deux fois à Bentham au cours de son séminaire L’éthique de la psychanalyse , Paris, Seuil, 1986, le 18 novembre 1959 et le 11 mai 1960. Cf. Michael A. Soubbotnik, « Le tissu de la fiction : approche de Bentham» in Revue du Littoral n° 36, Paris, E.P.E.L., octobre 1992, pp. 65-81. Cf. annexe.
  8. J. Bentham, De l’ontologie et autres textes sur les fictions , Paris, texte anglais établi par Philip Schofield, traduction et commentaire par Jean-Pierre Cléro et Christian Laval, Paris, Seuil, Coll. Points, 1997.
  9. Il n’y a aucun témoignage de l’écriture de cette phrase, pas plus sur la porte qu’au tableau. Nous la considérons toutefois comme un écrit et la transcrivons en italiques. Lacan revient constamment à cette phrase, dans cette séance ainsi que dans les suivantes. Nous avons pris le parti d’écrire régulièrement jouissance de l’Autre avec un grand A puisque Lacan est très explicite sur ce point, et jouissance du corps de l’autre avec un petit a puisqu’il s’agit cette fois de l’autre qui Le symbolise, précisément ce grand Autre.
  10. 10 Lacan a prononcé avec insistance : « Mais z’oui, mais z’oui ».
  11. Dans la séance du 6 janvier 1972 des Entretiens de Sainte-Anne intitulés : « Le savoir du psychanalyste », Lacan parle aux murs : « … puisque je croyais parler à l’Amphithéâtre Magnan et que je parle à la Chapelle. Quelle histoire ! Vous avez entendu ? Vous avez entendu ? Je parle A LA CHAPELLE ! c’est la réponse, je parle à la Chapelle, c’est-à-dire AUX MURS ! » Plus loin, il utilise le néologisme (a)mur que nous reprenons donc. « L’amour, le bien que veut la mère pour son fils, l’« (a)mur », il suffit de mettre entre parenthèses le a pour retrouver ce que nous touchons du doigt tous les jours, c’est que même entre la mère et le fils, le rapport que la mère a avec la castration, ça compte pour un bout ! »
  12. La première référence à Frege serait dans la séance du 20 mars 1957 du séminaire « La relation d’objet et les structures freudiennes » (inédit). On retrouve cette référence à Frege dans la séance du 28 février 1962 du séminaire « L’identification » (inédit), référence qui se limite à une seule phrase : « Aussi bien, vous n’aurez pas de peine – vous le trouverez à la lecture de Frege, encore que Frege ne s’engage pas dans cette voie faute d’une théorie suffisante du signifiant – à trouver dans le texte de Frege, que les meilleurs analystes mathématiciens de la fonction de l’unité, nommément Jevons et Schröder, ont mis l’accent de la même façon que je le fais sur la fonction du trait unaire ». Les premiers développements importants donnés à la lecture de Frege apparaissent en janvier 65 dans le séminaire « Problèmes cruciaux de la psychanalyse» où Lacan dit explicitement (20 janvier 1965) les réserver « à la partie fermée de ce cours, qui prendra nom séminaire ». C’est dans les séances fermées du 27 janvier 65 et du 24 février 65 que respectivement Yves Duroux puis Jacques-Alain Miller centrent leurs interventions sur Frege.
  13. Nous nous sommes référés pour la majuscule de l’« Un » et la minuscule de l’ « être» au compte-rendu de « … ou pire », Jacques Lacan, Scilicet 5, Paris, Seuil, le champ freudien, 1975 (écrit antérieurement à « L’Étourdit » d’après Joël Dor, Bibliographie des travaux de Jacques Lacan, Inter Éditions, 1983, p. 77). On trouve « Être » en majuscule in Jacques Lacan, « L’Étourdit », Scilicet 4, Paris, Seuil, le champ freudien, 1973.
  14. 14 Terme inventé par Lacan dont la référence se trouve dans : Descartes, Méditations métaphysiques, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1953, p. 281 : « .. si par hasard je ne regardais d’une fenêtre des hommes qui passent dans la rue, à la vue desquels je ne manque pas de dire que je vois des hommes, tout de même que je dis que je vois de la cire, et cependant que vois-je de cette fenêtre sinon des chapeaux et des manteaux ».
  15. Ménade : figure de la mythologie grecque, compagne de Dionysos généralement consacrée aux mystères de ce dieu. Nymphe champêtre, nourrice, puis accompagnatrice de Dionysos. On représentait les ménades à sa suite, échevelées, nues ou vêtues de voiles légers dissimulant à peine leur nudité, poussant des hurlements. Elles dépecèrent Orphée dans leurs rites sanguinaires. Quant aux femmes adonnées au culte, elles employaient des stupéfiants et entraient dans une extase sacrée qui les faisaient devenir la proie de Dionysos. Larousse, 1963, tome 7, p. 247 et P. Grimal, Dictionnaire de la mythologie grecque, Vendôme, P.U.F, 1951, p. 288.
  16. Il nous semble qu’à cet endroit, on pourrait aussi écrire autre, compte tenu de la présentation un peu phénoménologique que fait Lacan.
  17. De nombreux auditeurs ont noté : orgasme.
  18. Pour la justification de petit a à corps de l’autre, cf . note 16.
  19. Aristote nous rapporte ainsi le second argument de Zénon contre le mouvement : « Il consiste à dire que le plus lent à la course ne peut pas être rattrapé par le plus rapide, étant donné que le poursuivant doit nécessairement atteindre le point d’où le poursuivi est parti…  » Physique, VI, ix, 239 14.
  20. Pour les nombres réels, cf. note 28.
  21. Pour la justification de A dans Autre, que l’on retrouve pp. 11 et 12, cf. note 29.
  22. Si le terme « topologie» indique un secteur des mathématiques, l’expression « une topologie », utilisée ici par Lacan, est communément synonyme de « structure topologique ». cf. article en fin de séance.
  23. Jacques Lacan, « L’Étourdit », Scilicet 4, Paris, Seuil, le champ freudien, 1973.
  24. Cf. annexe II en fin de séance.
  25. Avec cette définition de la compacité en termes de finis, où l’hypothèse porte sur une famille finie et la conclusion sur une famille infinie, Lacan tente de donner une topologie de la jouissance côté phallique dans des termes assez similaires à ceux utilisés dans le séminaire « La logique du fantasme » avec la série de Fibonacci. Dans les deux cas l’impossibilité du rapport sexuel c’est l’impossible d’un point de butée que l’infini ne peut offrir : ici, sous la forme d’une conclusion qui porte sur l’infini, dans « La logique du fantasme », avec la série de Fibonacci, sous la forme de l’incommensurabilité de « a » à 1.
  26. Cette définition est non seulement une façon « d’imager rapidement », mais les notions de « plus grand qu’un point » et « plus petit qu’un autre » ne tiennent pas sans se référer à une droite orientée, ce qui n’est pas indiqué ici.
  27. Lacan donne ici une définition de la compacité en termes d’ouverts qui n’est pas stricto sensu le complément de, ou complémentaire à, la première en termes de fermés, mais qui est très exactement sa contraposée, cf. article en fin de séance.
  28. Lacan utilise ici le terme de comptable là où, plus usuellement en mathématiques, on utiliserait celui de dénombrable. Il ne faut pas, ici, entendre que l’on ne peut pas compter ou dénombrer les éléments d’une suite finie. Les éléments d’une suite finie sont en effet comptables ou dénombrables, tout comme ceux d’une suite infinie si elle est constituée d’ éléments discrets. Le premier des exemples est la suite infinie et discrète que constituent les entiers naturels N (- …-1, 0, 1, 2, 3… ) que l’on peut compter ou dénombrer. On parle alors d’infini dénombrable. D ’une façon générale on qualifie de dénombrable tout infini dont on peut faire correspondre chacun des éléments à un nombre de la suite des entiers naturels (on dit alors qu’il est équipotent à N). Mais ce que l’on ne peut pas compter ou dénombrer, ce sont les éléments d’un ensemble infini et continu tel celui des nombres réels R représenté par tous les points d’un segment de droite. N’importe quel intervalle de la droite numérique réelle R contient une infinité de points. On parle alors d’infini non dénombrable. Lacan ne veut donc pas dire que les éléments d’une suite finie ne seraient pas comptables ou dénombrables. Il souligne simplement en creux cette caractéristique importante d’une suite d’être ou non dénombrable suivant qu’elle est ou non équipotente à N (suite infinie) ou à une de ses parties (suite finie).
  29. Autre avec un grand A à « Autre côté » pour bien marquer que c’est du côté de la jouissance de l’Autre, considérée comme un espace compact où se déploient des recouvrements ouverts à l’infini dont on peut, précisément parce que cet espace est compact, extraire un sous-recouvrement fini (donc extraire du» une par une» de l’infini). La jouissance de l’Autre côté est ici opposée (cf. p.10) à la jouissance phallique, elle aussi considérée comme un espace compact mais où se déploie cette fois une sous-famille finie d’espaces fermés dont l’intersection est non vide, ce qui permet, toujours parce que l’espace est compact, de conclure que toutes les familles – y compris donc les familles infinies – ont elles-mêmes une intersection non vide (donc tirer une conclusion sur de l’infini là où l’hypothèse porte sur du fini). Cette question est développée dans l’article en fin de séance.

Revista de Psicoanálisis y Cultura
Número 13 - Julio 2001

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