Entretien avec SZ, le nouvel philosophe

From No Subject - Encyclopedia of Psychoanalysis
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Articles by Slavoj Žižek

Surnommé le "Marx Brother" par The New Yorker, anticapitaliste virulent et lacanien subtil, le philosophe slovène Slavoj Zizek était encore inconnu en France. De lui, on publie aujourd'hui Plaidoyer en faveur de l'intolérance et la Subjectivité à venir. Aude Lancelin l'a rencontré.

On le découvre à peine en France, mais Slavoj Zizek est déjà un poids lourd de la pensée mondiale. Surnommé le "Marx Brother" par The New Yorker, ce philosophe slovène, traduit dans vingt langues, combine une critique radicale du capitalisme globalisé, issue du marxisme, à une réflexion sur l'idéologie des démocraties de masse, inspirée par Lacan. L'opéra, Lénine, "Matrix", le 11 septembre, autant de sujets sur lesquels il a déjà exercé son sens du paradoxe subtil. Mêlant l'analyse des blockbusters hollywoodiens aux références à la philosophie politique contemporaine la plus pointue, de Giorgio Agamben à Toni Negri, le très original Zizek ne tardera pas à devenir ici aussi une voix écoutée. Les Editions Climats publient deux recueils de ses textes.

Le Nouvel Observateur: Marx et Lacan sont les deux grandes sources de votre pensée... Quelle a été votre formation intellectuelle?

Slavoj Zizek: A la fin des années 1960, la Slovénie était un pays socialiste certes, mais quand même ouvert, avec un accès possible à l'Ouest. Quand j'étais jeune, la philosophie officielle du Parti était un marxisme occidentalisé dans le genre école de Francfort. Les dissidents, eux, campaient sur une sorte de nationalisme heideggérien. Nous, la jeune génération, nous n'étions pas satisfaits par ces deux options, aussi nous suivions avec passion l'explosion des Foucault, Lévi-Strauss, Althusser, Lacan. C'est pourquoi, pour nous, le choix n'a jamais été entre le libéralisme vulgaire occidental et un nationalisme imbécile. Pourquoi est-ce Lacan qui a pris une telle importance dans ce petit pays bête de 2 millions d'habitants? C'est assez mystérieux, et même comique. Il y a là-bas six ou sept séminaires de Lacan par an et des dizaines de livres publiés. Je me souviens lors d'une émission sur la plus grande chaîne de télé du pays, juste avant les élections libres, d'un candidat communiste disant à un autre: "Non, ce que tu dis est erroné parce que tu ne comprends pas que le phallus est le signifiant de la castration!" Il s'agissait d'un débat entre hommes politiques nationaux, un peu comme si Bush avait dit ça à Kerry pendant la campagne! Oui, les toutes dernières années du communisme, entre 1985 et 1989, ont vraiment été un moment magique pour les intellectuels. Tout en voyant la fausseté radicale du régime communiste, nous n'avons développé aucune idée naïve sur l'Ouest, et avons cultivé une vision critique de la démocratie.

NO: Vous défendez l'idée d'un dépassement possible du capitalisme et militez pour une urgente repolitisation de l'économie. Que conservez-vous de la pensée marxiste?

SZ: Si j'étais dictateur, je vous donnerais cinq ans de goulag pour une question comme ça! (Rires) Il ne s'agit pas de savoir ce qui est encore vivant et ce qui est mort dans le marxisme. Cette démarche, je la trouve dangereuse, c'est du reste une démarche typique aussi aux Etats-Unis dans les cercles culturels. On transforme le marxisme en analyse culturelle, on apprécie la théorie de l'aliénation, du fétichisme de la marchandise, mais l'idéologie spontanée de tout le monde n'en reste pas moins le capitalisme à visage humain. On semble avoir moins de mal à imaginer la fin du monde qu'un changement, même mineur, de notre système économique. On ne laisse aucun espace ouvert pour penser le dehors radical du capitalisme, la sortie. En France, ce qui semble très à la mode aujourd'hui, c'est l'idée d'un capitalisme contrôlé par un fort esprit républicain. On se demande comment humaniser le capitalisme avec un peu plus de solidarité ou de droits des minorités. Ou pis encore, on se demande comment garder son identité nationale dans un monde global! C'est absolument ridicule, ça ne peut pas marcher. Non, la seule question c'est: le capitalisme est-il oui ou non l'horizon ultime?

NO: Vous avez écrit un livre sur le 11 septembre (un best-seller outre-Atlantique encore non traduit, NDLR). Vous y présentez justement l'attentat contre les Twin Towers comme la fin de l'utopie capitaliste...

SZ: A la fin des années 1990, tout le monde a dit que la fin du communisme signifiait la mort de l'utopie et que maintenant on entrait dans le monde du réel et de l'économie. Je pense exactement l'inverse. Ce sont les années 1990 qui ont été la véritable explosion de l'utopie. Cette utopie capitaliste libérale qui était censée absurdement résoudre tous les problèmes. Depuis le 11 septembre, au moins on sait que les divisions sont toujours là, et bien là. On commence à se rendre compte que «globalisation», ça veut dire en fait une scission plus forte que jamais, à l'intérieur de chaque pays, entre ceux qui sont globalisés et ceux qui sont exclus. Déjà plus d'un milliard de gens dans le monde, de l'Amérique latine à la Chine en passant par l'Afrique des Grands Lacs, vivent jetés ensemble dans des collectifs sauvages de bidonvilles sans pouvoir trouver une stabilité minimale dans une organisation ethnique traditionnelle. Il ne leur reste rien, sinon les religions fondamentalistes ou le gangstérisme direct. La réalité du capitalisme global, c'est quoi? C'est par exemple qu'au Congo-Brazzaville, véritable colonie non pas même de France mais d'Elf-Aquitaine, l'électricité ne marche plus dans la deuxième ville du pays. C'est aussi le fait que mes amis gauchistes aux Etats-Unis n'ont aucun contact avec les mouvements syndicaux de leur pays ­ sans même parler des ouvriers! La vérité de la globalisation, c'est un cloisonnement encore plus féroce que la division des classes traditionnelles du xixe siècle. Dans un livre sur Lénine, j'ai parlé de ça, de cette crise globale que je vois arriver si nous n'imaginons rien. Un apartheid d'un nouveau type. Ou bien une recomposition féodale du capitalisme, à la chinoise. La situation est explosive, et en disant cela je ne fais pas de catastrophisme à la manière du vieil Adorno. Je ne fais qu'un constat.

NO: Quel regard portez-vous sur les mouvements altermondialistes actuels?

SZ: C'est un vrai mouvement de masse, et au moins ils ont identifié la bonne cible, le capitalisme global, contrairement à cette gauche des années 1970 qui ne s'occupait que de batailles culturelles contre le sexisme ou le racisme et croyait que le summum de la radicalité consistait à lire un roman de Jane Austen en détectant de l'homophobie à la page 32! Ce qui me gêne en revanche chez les antiglobalistes actuels, ce sont leurs revendications. Prenez des gens comme Negri et Hardt, les auteurs d'«Empire». Leur livre se présente comme antiétatique, mais il s'achève sur quoi? Sur la demande d'un salaire minimum universel et d'une citoyenneté universelle. C'est typiquement la position lacanienne de l'hystérique qui provoque le maître en le bombardant de demandes impossibles! [Rires] On ne veut pas détruire l'ennemi: on s'adresse à l'ennemi. On accepte le pouvoir en place. Eh bien, moi, je ne crois pas qu'on puisse sortir du cercle vicieux du capitalisme en s'appuyant sur les forces démocratiques telles qu'elles s'incarnent aujourd'hui. Dans nos démocraties, on ne vote plus jamais sur les choix économiques cruciaux. Plus personne ne croit vraiment qu'un agent collectif puisse influencer le cours des sociétés. «Même les sociaux-démocrates aujourd'hui sont thatchéristes», a dit un jour Peter Mandelson, un ami de Blair. Hélas, je crois qu'il a raison. Regardez en Espagne aussi. Zapatero ne touche pas à l'économie, préférant s'occuper de légaliser le mariage homosexuel et l'homoparentalité. La politique, ce n'est pas ça pour moi. Attention, ce que je dis là n'a rien à voir avec une sorte d'antidémocratisme ou de fascisme de gauche! Je dis simplement que je ne trouve pas dans l'antiglobalisme actuel une radicalité politique suffisante. C'est pourquoi il se condamne selon moi à rester un mouvement de résistance parasitaire et n'est pas en mesure de changer les choses de façon décisive.

NO: Venons-en à l'extension actuelle du fondamentalisme religieux et à la "complicité profonde" qui l'unit, selon vous, à l'idéologie capitaliste globale...

SZ: Pas besoin de se tourner vers l'islam, prenons l'exemple du fondamentalisme occidental. Après tout, chez nous aussi c'est devenu un phénomène de masse. Le FBI évalue à 2 millions de personnes la droite néochrétienne activiste. Qui vote néoconservateur aux Etats-Unis désormais? La classe ouvrière. Prenons l'exemple du Kansas. Il y a trente ans encore, c'était l'Etat de gauche le plus radical aux Etats-Unis. Aujourd'hui, c'est le plus à droite. La tragédie, c'est que l'énergie de gauche a été réappropriée par le populisme et que c'est la gauche multiculturaliste qui a rendu ça possible aux Etats-Unis en désinvestissant tout le discours sur l'exploitation et la pauvreté. Un jour, on demandait à Staline quelle était la déviation la pire: la déviation de gauche ou la réaction droitière? Il a répondu: les deux sont pires. Une grande phrase! [Rires] Eh bien moi, de la même façon, je refuse de choisir entre le capitalisme démocratique prétendument tolérant et le fondamentalisme: parce que ce dernier est le produit de l'autre.

NO: Oui, mais on ne peut pas faire l'impasse sur la spécificité du fondamentalisme musulmanŠ L'islamisme aussi, vous le voyez comme un pur produit des contradictions de la globalisation?

SZ: Oui, et je récuse aussi le terme de terrorisme. Il sert à disqualifier en vrac mouvements religieux et luttes populaires, à exclure toute brèche révolutionnaire dans le monde tel qu'il va. Le problème de l'humanitarisme abstrait, c'est qu'on est bon pour les victimes tant qu'elles acceptent de se comporter en victimes, mais dès qu'elles s'organisent elles-mêmes, on croit voir émerger un nouveau totalitarisme. On aimait beaucoup les Albanais du Kosovo lorsqu'ils fuyaient les «barbares serbes» à dos d'âne dans les montagnes. Maintenant, on les voit comme de dangereux islamistes. L'attentat contre les Twin Towers, c'est de la terreur, nous sommes d'accord. Et quand Israël bombarde un camp palestinien, c'est de la terreur ou non? Là, on détourne le regard. Or pour moi, lacanien, c'est toujours à partir des exceptions que s'articule la vérité. Je ne suis donc pas prêt à disqualifier le terrorisme en toute circonstance. Concernant le fondamentalisme islamiste, qui obsède tout le monde, on ne doit jamais oublier que c'est un phénomène entièrement conditionné par la politique occidentale. Les talibans sont un phénomène purement postmoderne. Même chose pour le foulard islamique uniformisé. Tout ça n'a rien à voir avec une tradition prétendument restaurée. Donc, plutôt que de fantasmer sur l'islam, on ferait mieux de s'inter-roger sur les impasses dramatiques de la modernité capitaliste.

Propos recueillis par Aude Lancelin

Plaidoyer en faveur de l'intolérance, par Slavoj Zizek, Climats, trad. de l'anglais par Frédéric Joly, 164 p.; la Subjectivité à venir. Essais critiques sur la voix obscène, 214 p.

Né en 1949, Slavoj Zizek, philosophe et psychanalyste, se partage entre les Etats-Unis, l'Argentine et Ljubljana (Slovénie). Il a déjà publié en français: Le spectre rôde toujours (Nautilus) et Vous avez dit totalitarisme? (Amsterdam).


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