Jacques Lacan 1973-02-04 EXCURSUS : Enfin, on s’égare un peu en tout ça

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Jacques Lacan 1973-02-04 EXCURSUS

Enfin, on s’égare un peu en tout ça.

Ça veut dire que plutôt, enfin, je vous livre, comme ça, des aperçus du genre conversation familière, de façon à aérer un peu l’atmosphère.

Contents

Confondre émotion et affect, c’est tout à fait injustifié.  

Affect, qu’est-ce que ça veut dire ?

C’est absolument pas clair.

C’est un mot, d’ailleurs, de construction tardive et de la plus grande prétention.

Il y a un certain nombre de fonctions qui se produisent du fait que l’homme habite le langage et que… […] le départ, n’est-ce pas, de la grande poésie, enfin […] ce rapport fondamental qui s’établit par le langage et qu’il faut tout de même pas méconnaître : c’est l’insulte.  

L’insulte, c’est pas l’agressivité, l’insulte c’est tout autre chose, l’insulte c’est grandiose, c’est la base des rapports humains, n’est-ce pas… comme le disait Homère…

Vous verrez que chacun prend son statut des insultes qu’il reçoit.  

Qu’est-ce que ça veut dire d’essayer de camoufler ça avec je ne sais quelle peinture,comme ça, rosâtre, appeler ça l’émotion.

Non, les êtres humains vivent dans le langage, et le langage, c’est fait pour ça.

Alors, avec le temps on l’élabore, mais ce n’est pas une raison pour renier d’où l’on part.

L’angoisse,… elle est foutue dans la même parenthèse. C’est un tout autre tabac.

Comme les saints s’en sont aperçus… ils ont appelé ça : crainte sans objet.

C’est pas bête… c’est pas bête.

Ça veut dire : sans objet reconnu.

Puisque la notion même d’objet implique cette dimension de la reconnaissance, c’est-à-dire qu’elle est essentiellement conventionnelle : n’est d’objet que ce qui est objet pour nous tous, qui sommes ensemble ici dans cette salle.

Malheureusement, tous les objets ne sont pas aussi faciles à saisir que cette chaise ou ce bord de table où je suis.

Il y en a qui ne sont pas moins des objets à partir du moment où on les a reconnus ; etc’est à ça que je me suis efforcé, en définissant cet objet que j’ai appelé l’objet petit a [ride] faute de trouver mieux.

C’est absolument indispensable à manier ce que j’ai appelé ce matin la pulsion partielle.

L’objet petit a, c’est quelque chose qui se dérobe mais que l’analyse a fini par accrocher, et c’est ce rapport tout à fait radical qui tourne… qui tourne autour du sein – s-e-i-n –, qui tourne aussi autour de l’excrément, et puis autour aussi de deux autres objets possibles qui sont tout à fait capitaux, qui sont nommément ce qu’on appelle le regard et aussi bien la voix.  

Il est clair qu’ils ont ceci de commun : d’être, au moins pour les trois premiers, liés à quelque chose qui palpite, à un orifice, à un bord, et que là il se produit quelque chose qui est un accomplissement de la jouissance de la pulsion partielle.

C’est là qu’on peut arriver à en dessiner le contour.

Freud l’a fait d’une façon qui est incroyable, immortelle.  

La distinction de la source, de la Quelle, de la poussée, du Drang, du but et de l’objet qui se ne confondent pas, du Ziel et de l’Objekt qui sont différents, c’est là, enfin, quelque chose de tout à fait génial et qui mérite à soi tout seul ce qu’il faut bien appeler par son nom et ce que seule, justement, la logique mathématique nous permet d’aborder, à savoir une topologie.

À savoir quelque chose dont le schéma, le support, le contour n’est nulle part perceptible, mais seulement constructible et constructible logiquement.

La fonction qui joue ici, ce dont il s’agit, à savoir l’objet petit a, était évidemment de première urgence à évoquer dans ce dont je vous parlais ce matin, parce que cet objet petit a, je l’ai appelé petit a parce que c’est l’initiale en français de ce qu’on appelle l’autre : à ceci près, que justement ce n’est pas l’autre, c’est pas l’autre sexe, c’est l’autre du désir, c’est ce qui fait la cause du désir, c’est ce qui fait que les gens, en somme, malgré qu’il n’y ait pas le moindre rapport sexuel chez l’être parlant, les gens continuent à se reproduire, si vous me permettez le mot, en quelque sorte par erreur. Ce qui les fait désirer, ce qui est la cause de leur désir, ça s’est recoupé, ça s’est confirmé,ça s’articule logiquement : c’est cet objet petit a qui les fascine – si je puis m’exprimer ainsi –, enfin, c’est cet objet petit a qui leur permet justement ce que Freud oppose à l’amour narcissique sous la forme de l’amour objectal, à ceci près, que ce n’est pas du partenaire, de l’autre sexué, ce dont il s’agit : c’est d’un fantasme.  

C’est évidemment très grave, hein ?

C’est très grave, mais on n’y peut rien.

Il suffit d’avoir analysé un certain temps un certain nombre de personnes, pour tout de même prendre l’idée que la cause du désir c’est toujours un peu à côté de ce que ça croit viser.

Vous me direz : c’est pas grave, si l’on continue tout bonnement à faire des petits – des petits, qui sont des petits a hein ?

Comme c’est comme ça qu’il sont désirés, c’est ça qu’ils trouvent.

Et quand un être humain descend dans ce bas monde, à le supposer venir des hautes sphères, là où les âmes sont et d’où elles descendent, quand ils arrivent en bas ils sont déjà des petits a, c’est-à-dire qu’ils sont déjà à l’avance conditionnés par le désir de leur parents.

C’est ça qui est le grave… c’est ça qui est le grave parce que c’est à titre de petits a qu’ils entrent dans la réalité – ce qu’on appelle la réalité, la réalité sur laquelle se fonde le principe de réalité, c’est-à-dire ce qui est censé à juste titre donner tout l’appareil de la maîtrise, du moi, du moi fort dont j’ai parlé ce matin – eh bien, quand ils entrent dans la réalité ils jouent le jeu… il jouent le jeu de ce qui fait la réalité anthropomorphe, c’est à savoir : le fantasme.

Tout ce qui pour chacun de nous constitue la réalité, la réalité dont on ne peut pas ne pas tenir compte, la réalité de la concierge, la réalité du copain, la réalité du voisin, la réalité de… du fait que vous êtes là à m’écouter, Dieu sait pourquoi, enfin : tout ça c’est du fantasme.

Il n’y a aucune autre raison à aucun de vos actes présents, passés comme futurs, que du fantasme, hein ?

Vous vous croyez obligés de faire des trucs qui ressemblent à ce que fait le voisin.

L’accès au réel, ce n’est pas commode en raison de ça.

Heureusement, dans les coins où l’on s’y attendrait le moins, à savoir au niveau où l’on déconne si bien, dans la logique, il arrive de temps en temps qu’on serre les choses d’un peu plus près, d’un peu plus sérieux et, Dieu merci, il y a là la mathématique, et alors on arrive à s’apercevoir de ce que je vous ai dit tout à l’heure, c’est-à-dire qu’il y a des impasses.

L’impossible, il n’est que là que nous pouvons avoir une petite idée de ce qui serait un réel qui ne serait pas fantasmatique. On ne voit pas autrement où nous pourrions en avoir la moindre idée.

C’est donner une très grande portée à cet appareil, de premier abord si décevant, qu’est le langage.

Le langage signifie, et comme chacun sait, ça va pas loin.  

On peut même lui donner quelque chose qui aille au-delà de la signification, c’est-à-dire essayer de lui donner un sens : et à la vérité on n’a encore jamais rien trouvé de mieux que de lui donner le sens de la jouissance.

Mais enfin ça tourne, tout ça, assez court pour qu’à se fier à son seul pouvoir d’écriture, à sa puissance formelle à lui, le langage, qui n’est pas tout à fait la même que celle de la Gestaltheorie, on arrive à des paradoxes.

C’est ça, c’est ça d’où nous pouvons prendre une toute petite idée que ça pourrait bien avoir un rapport avec le réel.

En tout cas, c’est à tenter… c’est à tenter, bien sûr, pour les spécialistes.

J’ai beaucoup interrogé les mathématiciens sur le sujet de ce d’où ils prennent leur jouissance.  

La jouissance qui se prend dans une formalisation logico-mathématique, je ne peux pasdire que ça ne me dise pas, à moi, quelque chose.

Mais c’est justement parce que je suis un de ces dangereux spécialistes dont je vous parlais tout à l’heure : je ne peux pas très bien dire laquelle.

Mais il y a une chose certaine : c’est qu’il n’y absolument pas moyen de soutenir le discours analytique, de le soutenir je veux dire de le justifier, si vous n’êtes pas un de ces dangereux spécialistes, parce que sans ça c’est absolument intolérable : c’est une position absolument abjecte, je dois le dire à l’usage de ceux qui sont ici qui sont peut-être tentés de devenir analystes. Ne faites pas ça : c’est une position abominable, on vous prend pour de la merde, vous savez ?  

Je parle naturellement de celui dont vous recevez la demande : pour celui-là vous n’existez pas, hein ?

Tout au plus vous serez la cause de son désir…

Qu’est ce que vous en ferez, hein ?

Enfin, c’est pas des trucs à faire, mais pour s’en apercevoir avant d’être pris – parce qu’une fois qu’on y est on y reste, surtout quand on est bien dans un fauteuil – c’est mieux d’en savoir un peu d’avance.

Et enfin, pour en sortir, pour garder une petite ombre d’existence, il faut plutôt être de ceux qui s’intéressent à la logique.

Voilà.

D’ailleurs, absolument impossible de faire passer un examen à cet égard, parce que la logique elle-même […] c’est maintenant que ça se joue… on peut espérer, à partir du moment où l’on a élaboré la notion d’indécidable, comme logique, on peut quand même espérer y voir peut-être un peu plus loin.

Comme on ne sait pas à l’avance par quel biais un analyste, ou celui qui sera installé comme tel, saura se régler sur ces niveaux qui sont rigoureux et certains…

Bon, il faut bien laisser entrer un peu de monde.

Et puis, après tout, je ne vois pas pourquoi je m’en sentirais tellement responsable : parce que s’ils ne seront pas analystes, ils seront employés ou peut-être même, je ne sais pas, guideurs de peuple, ils feront toutes sortes de choses qui ne sont pas pires, mais qui ne sont pas mieux non plus.

Simplement, il faut savoir à l’avance que c’est pas une position très confortable, et surtout tout à fait inhabituelle, et que à la réduire à des choses déjà connues, par exemple à des fonctions que je viens de nommer, les guides ou les employés, ça va pas bien, ça tourne pas rond.

À cet égard le problème de la formation des analystes est très important.

Pour faire des analystes, évidemment, il faut ne pas prendre n’importe qui, parce que n’importe qui n’est pas capable d’entrer par la grande porte dans une analyse, simplement parce qu’il croit en avoir besoin… [Il discorso si interrompe per il cambio del nastro]

Entrer dans l’analyse…

À la vérité c’est à cause de ça, pour que ce métier ait un peu de sérieux, que j’ai essayé simplement de transmettre mon expérience : parce que, n’imaginez surtout pas que tout ce que j’apporte là – et pour ces pauvres petits signes algébriques dont je parlais tout à l’heure – que ça soit de la théorie.

Pour tous ceux, tout au moins, qui s’y mettent, qui écoutent, enfin, qui se laissent quand même là-dessus un petit peu éclairer : ça sert uniquement à la pratique.

L’objet petit a, bien sûr, il n’est pas là, ni nulle part, mais c’est déjà pas mal, en l’appelant comme ça, de pas croire, de pas pouvoir croire qu’on va le rencontrer.

C’est pas parce qu’on ne le rencontre pas qu’on ne rencontre pas ses effets, et ses effets fantasmatiques.

Ceux qui sont un peu formés à écouter ce que je raconte – ça les aide, c’est le moins qu’on puisse dire : ça, le petit a, aide – ça leur sert à quelque chose.

Il y a des gens qui… il y a un type, comme ça… je vais vous le raconter… parce qu’il n’est pas là, il n’est sûrement pas là, et je ne peux pas le raconter à Paris parce qu’il s’y reconnaîtrait.

Il est venu me voir, il m’a dit : « Bonjour, je viens vous voir… » – je ne vous parle pas de ses antécédents parce que vous le reconnaîtriez, vous pourriez à la rigueur…un d’entre vous pourrait le reconnaître – bon, il me dit, oui : « Je viens vous voir parce que, d’abord, je vais vous dire ce que je pense : vous n’avez pas fait la théorie ». Je lui ai dit : « J’ai jamais cru ça… [ride] … j’ai jamais cru une chose pareille ».

Enfin, j’ai pas commenté, parce que, quand même, il faut laisser les gens parler, quand ils viennent demander quelque chose.

J’avais pas fait la théorie…

C’est ce que je suis en train de vous expliquer, justement, c’est que je ne fais pas de la théorie, que je n’ai pas une nouvelle conception de l’homme, quoi que ce soit de ce que je suis en train de vous articuler… ce qui fonctionne dans un discours qui ne ressemble à aucun de ceux qui lui sont contemporains, à savoir ce que j’appelle le discours du maître, ou le discours universitaire, ou le discours de l’hystérique.  

Bon, alors il m’a dit après :

« Deuxième chose » – parce que ça lui a coupé, naturellement, la chique que je lui dise que je n’ai jamais pensé faire la théorie.

Il m’a dit : « Je voudrais savoir ce que vous pensez de ceci : c’est que si je me fais analyser par vous… mais alors vous l’aurez » – parce qu’il ne se doutait pas un seul instant, ce cher homme, que ce qu’il me dirait, c’est avec ça que je la ferais.

Parce que c’était, enfin, manifestement quelqu’un qui, lui, croyait avoir des vues théoriques.

Il avait déjà assez approché l’analyse pour avoir à lui sa petite contemplation du discours analytique.

Bon.

Là-dessus il n’a pas poussé plus loin, enfin, ce qu’il avançait.

Je lui ai dit simplement que, en effet, je l’attendais là… nous étions au pied du mur, mais enfin, qu’il fasse comme il l’entendait, s’il croyait que je lui déroberais la théorie analytique…

Enfin… c’est à ça qu’on a à faire dans tout un certain champ.

J’ai eu pendant des temps des gens qui m’écoutaient le matin, comme ça, quand je faisais mon séminaire, et puis qui se trouvaient en analyse avec moi, et le soir ils écumaient là sur mon divan parce qu’ils disaient que je leur avais coupé l’herbe sous les pieds.

C’est à savoir, qu’il est clair que si ce n’était pas levé tout fleuri de ma bouche, ça n’aurait pu fleurir que dans la leur.

C’est un niveau très intéressant, ça, de la demande, et de la demande de formation analytique, et dont la dimension, je crois, doit tout à fait échapper à ceux qui sont dans le discours universitaire.

Je veux dire que le discours universitaire est installé de façon telle […] l’idée de l’espèce de passe qui fait qu’à se confier à quelqu’un on lui donne des lumières qui soient en quelque sorte inondantes, définitives…

C’est bête incontestablement, mais justement… les dimensions de la bêtise sont infinies, et elles ne sont pas assez interrogées.

Je crois qu’en fin de compte, c’est ça la grande originalité… enfin, pour être vraiment bien à fonctionner comme analyste il faudrait à la limite arriver à se faire plus bête que de nature soi-même.

Moi je ne peux pas m’y efforcer, vous comprenez, parce que… comme ça, c’est pas mon fort…

Mais c’est en ça qu’il y a de l’espoir… une ressource : le salut si je puis dire – en tant que ce mot soit quelque chose qui ait pour moi un sens bien consistant – peut nous venir peut-être du fond même de la bêtise – qui sait, hein ?

C’est de là peut-être qu’un nouveau soleil pourrait se lever sur notre monde, qui est un tout petit peu, comme ça, trop empêtré par une exploitation, il faut bien le dire, du désir.

Je dois dire que ça fonctionne.

Vous voyez : je continue, je me laisse entraîner.

Il faut que je m’arrête.

L’exploitation du désir, c’est la grande invention du discours capitaliste, parce qu’il faut l’appeler quand même par son nom.  

Ça, je dois dire, c’est un truc vachement réussi.

Qu’on soit arrivé à industrialiser le désir, enfin… on ne pouvait rien faire de mieux pour que les gens se tiennent un peu tranquilles, hein ?… et d’ailleurs on a obtenu le résultat.

C’est beaucoup plus fort qu’on ne le croit : heureusement il y a la bêtise, hein ?,

qui va peut-être tout foutre en l’air – ce qui ne sera pas plus mal parce qu’on ne voit pas où tout ça conduirait autrement.

Bon.

Enfin, en voilà assez sur l’angoisse et sur la jouissance.

J’ai quelque autre chose encore…

Quelle heure est-il ?

Six heures et demie…

Je n’ai répondu bien sûr qu’à une question, mais tant pis, l’autre sera pour demain, parce que moi, j’ai maintenant envie d’aller faire un petit tour chez mon libraire milanais…