Propos sur la causalité psychique

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Ces lignes ont été prononcées le 28 septembre 1946 au titre d'un rapport, aux journées psychiatriques à Bonneval. Henry Ey avant mis à l'ordre du jour de ces entretiens le thème de "la Psychogenèse". L'ensemble des rapports et de la discussion a été publié en un volume intitulé : Le Problème de la psychogenèse des névroses et des  psychoses, paru chez Desclée de Brouwer. Le rapport présent a ouvert la réunion.

I. Critique d'une théorie organiciste de la folie, l'organo-dynamisme d'Henri Ey.

Invité par notre hôte, il y a déjà trois ans, à m'expliquer devant vous sur la causalité psychique, je suis mis dans une position double. Je suis appelé à formuler une position radicale du problème : celle qu'on suppose être la mienne et qui l'est en effet. Et je dois le faire dans un débat parvenu à un degré d'élaboration où je n'ai point concouru. Je pense répondre à votre attente en visant sur ces deux faces à être direct, sans que personne puisse exiger que je sois complet.
Je me suis éloigné pendant plusieurs années de tout propos de m'exprimer. L'humiliation de notre temps, sous les ennemis du genre humain, m'en détournait, et je me suis abandonné après Fontenelle à ce fantasme d'avoir la main pleine de vérités pour mieux la refermer sur elles. J'en confesse le ridicule, parce qu'il marque les limites d'un être au moment où il va porter témoignage. Faut-il dénoncer là quelque défaillance à ce qu'exige de nous le mouvement du monde, si de nouveau me fut proposée la parole, au moment même où s'avéra pour les moins clairvoyants qu'une fois encore l'infatuation de la puissance n'avait fait que servir la ruse de la Raison ? Je vous laisse de juger ce qu'en peut pâtir ma recherche.
Du moins ne pensé-je point manquer aux exigences de la vérité, en me réjouissant qu'ici elle puisse être défendue dans les formes courtoises d'un tournoi de la parole.
C'est pourquoi je m'inclinerai d'abord devant un effort de pensée et d'enseignement qui est l'honneur d'une vie et le fondement d'une oeuvre, et si je rappelle à notre ami Henri Ey que par nos soutenances théoriques premières, nous sommes entrés ensemble du même côté de la lice, ce n'est pas seulement pour m'étonner de nous retrouver si opposés aujourd'hui.
A vrai dire, dès la publication, dans l'Encéphale de 1936, de son beau travail en collaboration avec Julien Rouart, l'Essai d'application des principes de Jackson a une conception dynamique de la neuropsychiatrie, je constatais - mon exemplaire en porte la trace - tout ce qui le rapprochait et devait le rendre toujours plus proche d'une doctrine du trouble mental que je crois incomplète et fausse et qui se désigne elle-même en psychiatrie sous le nom d'organicisme.
En toute rigueur l'organo-dynamisme de Henri Ey s'inclut valablement dans cette doctrine par le seul fait qu'il ne peut rapporter la genèse du trouble mental en tant que tel, qu'il soit fonctionnel ou lésionnel dans sa nature, global ou partiel dans sa manifestation, et aussi dynamique qu'on le suppose dans son ressort, à rien d'autre qu'au jeu des appareils constitués dans l'étendue intérieure au tégument du corps. Le point crucial, à mon point de vue, est que ce jeu, aussi énergétique et intégrant qu'on le conçoive, repose toujours en dernière analyse sur une interaction moléculaire dans le mode de l'étendue "partes extra partes" où se construit la physique classique, je veux dire dans ce mode, qui permet d'exprimer cette interaction sous la forme d'un rapport de fonction à variable, lequel constitue son déterminisme.
L'organisme va s'enrichissant des conceptions mécanistes aux dynamistes et même aux gestaltistes, et la conception empruntée par Henri Ey à Jackson prête, certes à cet enrichissement, à quoi sa discussion même a contribué : il ne sort pas des limites que je viens de définir; et c'est ce qui, de mon point de vue, rend sa différence négligeable avec la position de mon maître Clérambault ou de M. Guiraud, - étant précisé que la position de ces deux auteurs a révélé une valeur psychiatrique qui me paraît la moins négligeable, on verra en quel sens.
De toute façon, Henri Ey ne peut répudier ce cadre où je l'enferme. Fondé sur une référence cartésienne qu'il a certainement reconnue et dont je le prie de bien ressaisir le sens, ce cadre ne désigne rien d'autre que ce recours à l'évidence de la réalité physique, qui vaut pour lui comme pour nous tous depuis que Descartes l'a fondée sur la notion de l'étendue. Les "fonctions énergétiques", aux termes de Henri Ey, n'y rentrent pas moins que "les fonctions instrumentales"<a href="#1">1</a> , puisqu'il écrit "qu'il y a non seulement possibilité mais nécessité de rechercher les conditions chimiques, anatomiques, etc. du processus "cérébral générateur, spécifique de la maladie" mentale, ou encore les lésions qui affaiblissent les processus énergétiques nécessaires au déploiement des fonctions psychiques.
Ceci va de soi au reste, et je ne fais ici que poser en manière liminaire la frontière que j'entends mettre entre nous.
Ceci posé, je m'attacherai d'abord à une critique de l'organo-dynamisme de Henri Ey, non pour dire que sa conception ne puisse se soutenir, comme notre présence à tous ici le prouve suffisamment, mais pour démontrer dans l'explicitation authentique qu'elle doit tant à la rigueur intellectuelle de son auteur qu'à la qualité dialectique de vos débats, qu'elle n'a pas les caractères de l'idée vraie.
On s'étonnera peut-être que je passe outre à ce tabou philosophique qui frappe la notion du vrai dans l'épistémologie scientifique, depuis que s'y sont diffusées les thèses spéculatives dites pragmatistes. C'est que vous verrez que la question de la vérité conditionne dans son essence le phénomène de la folie, et qu'à vouloir l'éviter, on châtre ce phénomène de la signification par où je pense montrer qu'il tient à l'être même de l'homme.
Pour l'usage critique que j'en ferai à l'instant je resterai près de Descartes en posant la notion du vrai sous la forme célèbre que lui a donnée Spinoza : Idea vera debet cum suo ideato convenire. Une idée vraie doit (l'accent est sur ce mot qui a le sens de : c'est sa nécessité propre), doit être en accord avec ce qui est idéé par elle.
La doctrine de Henri Ey fait la preuve du contraire, en ceci qu'à mesure de son développement elle présente une contradiction croissante avec son problème originel et permanent.
Ce problème dont c'est le mérite éclatant d'Henri Ey que d'en avoir senti et assumé la portée, c'est celui qui s'inscrit encore aux titres de ses productions les plus récentes

le problème des limites de la neurologie et de la psychiatrie,

- qui certes n'aurait pas plus d'importance que concernant toute autre spécialité médicale, s'il n'engageait l'originalité propre à l'objet de notre expérience J'ai nommé la folie : comme je loue Ey d'en maintenir obstinément le terme, avec tout ce qu'il peut présenter de suspect par son antique relent de sacré à ceux qui voudraient le réduire de quelque façon à l'omnitudo realitatis.
Pour parler en termes concrets, y a-t-il rien qui distingue l'aliéné des autres malades, si ce n'est qu'on l'enferme dans un asile, alors qu'on les hospitalise ? Ou encore l'originalité de notre objet est-elle de pratique - sociale ou de raison - scientifique ?
Il était clair qu'Henri Ey ne pourrait que s'éloigner d'une telle raison, dès lors qu'il allait chercher dans les conceptions de Jackson. Car celles-ci, si remarquables qu'elles soient pour leur temps par leurs exigences totalitaires quant aux fonctions de relation de l'organisme, ont pour principe et pour fin de ramener à une échelle commune de dissolutions, troubles neurologiques et troubles psychiatriques. C'est ce qui s'est passé en effet, et quelque subtile orthopédie qu'ait apportée Ey à cette conception, ses élèves Bonnafé lui démontrent aisément qu'elle ne permet pas de distinguer essentiellement l'aphasie de la démence, l'algie fonctionnelle de l'hypochondrie, l'hallucinose des hallucinations, ni même agnosie de tel délire.
Et je lui pose moi-même la question à propos, par exemple, du malade célèbre de Gelb et Goldstein, dont l'étude a été reprise séparément sous d'autres angles par Bénary et par Hochheimer : ce malade atteint d'une lésion occipitale détruisant les deux calcarines, présentait autour d'une cécité psychique, des troubles électifs de tout le symbolisme catégorial, tels qu'une abolition du comportement du montrer en contraste avec la conservation du saisir, - des troubles agnosiques très élevés qu'on doit concevoir comme une asymbolie de tout le champ perceptif, - un déficit de l'appréhension significative en tant que telle, manifesté par l'impossibilité de comprendre l'analogie dans un mouvement direct de l'intelligence, alors qu'il pouvait la retrouver dans une symétrie verbale, par une singulière "cécité à l'intuition du nombre (selon le terme d'Hochheimer), qui ne l'empêchait pas pour autant d'opérer mécaniquement sur eux, par une absorption dans l'actuel, qui le rendait incapable de toute assomption du fictif, donc de tout raisonnement abstrait, à plus forte raison lui barrait tout accès au spéculatif.
Dissolution vraiment uniforme, et du niveau le plus élevé, qui, notons-le incidemment, retentit jusque dans son fond sur le comportement sexuel, où l'immédiateté du projet se reflète dans la brièveté de l'acte, voire dans sa possibilité d'interruption indifférente.
Ne trouvons-nous pas là le trouble négatif de dissolution globale et apicale à la fois, cependant que l'écart organo-clinique me paraît suffisamment représenté par le contraste entre la lésion localisée à la zone de projection visuelle et l'extension du symptôme à toute la sphère du symbolisme ?
Me dira-t-il que le défaut de réaction de la personnalité restante au trouble négatif, est ce qui distingue d'une psychose ce malade évidemment neurologique ? Je lui répondrai qu'il n'en est rien. Car ce malade, au-delà de l'activité professionnelle routinière qu'il a conservée, exprime, par exemple, sa nostalgie des spéculations religieuses et politiques qui lui sont interdites. Dans les épreuves médicales, il arrive à atteindre par la bande certains des objectifs qu'il ne comprend plus, en les mettant "en prise" en quelque sorte mécaniquement, quoique délibérément, sur les comportements demeurés possibles : et plus frappante que la manière dont il parvient à fixer sa somatognosie, pour retrouver certains actes du montrer, est la façon dont il s'y prend par tâtonnements avec le stock du langage pour surmonter certains de ses déficits agnosiques. Plus pathétique encore, sa collaboration avec le médecin à l'analyse de ses troubles, quand il fait certaines trouvailles de mots (Anhalts punkte, prises, par exemple) pour nommer certains de ses artifices.
Je le demande donc à Henri Ey : en quoi distingue-t-il ce malade d'un fou ? A charge pour moi, s'il ne m'en donne pas la raison dans son système, que je puisse la lui donner dans le mien.
Que s'il me répond par les troubles noétiques des dissolutions fonctionnelles, je lui demanderai en quoi ceux-ci sont différents de ce qu'il appelle dissolutions globales.
En fait, c'est bien la réaction de la personnalité qui dans la théorie d'Henri Ey apparaît comme spécifique de la psychose, quoi qu'il en ait. Et c'est ici que cette théorie montre sa contradiction et en même temps sa faiblesse, car à mesure qu'il méconnaît plus systématiquement toute idée de psychogenèse, au point qu'il avoue quelque part ne même plus pouvoir comprendre ce que cette idée signifie<a href="#2">2</a>, on le voit alourdir ses exposés d'une description "structurale" toujours plus surchargée de l'activité psychique, où reparaît plus paralysante encore la même interne discordance. Comme je vais le montrer en le citant.
Pour critiquer la psychogenèse, nous le voyons la réduire à ces formes d'une idée qu'on reflète d'autant plus facilement qu'on va les chercher chez ceux qui en sont les adversaires. J'énumère avec lui : le choc émotionnel - conçu par ses effets physiologiques ; les facteurs réactionnels - vus dans la perspective constitutionnaliste ; les effets traumatiques inconscients - en tant qu'ils sont abandonnés selon lui par leurs tenants mêmes ; la suggestion pathogène enfin, en tant (je cite) "que les plus farouches organicistes et neurologues - passons les noms - se réservent cette soupape et admettent à titre d'exceptionnelle évidence une psychogenèse qu'ils expulsent intégralement de tout le reste de la pathologie".
Je n'ai omis qu'un terme dans la série, la théorie de la régression dans l'inconscient, retenue parmi les plus sérieuses, sans doute parce qu'elle prête au moins apparemment à se réduire, je cite encore, "à cette atteinte du moi qui se confond encore en dernière analyse avec la notion de dissolution fonctionnelle". Je retiens cette phrase, répétée sous cent formes dans l'oeuvre d'Henri Ey, parce que j'y montrerai la défaillance radicale de sa conception de la psychopathologie.
Ce que je viens d'énumérer résume, nous dit-il, les "faits invoqués" (termes textuels) pour démontrer la psychogenèse. Il est aussi facile pour Ey de remarquer qu'ils sont "plutôt démonstratifs de tout autre chose" qu'à nous de constater qu'une position si aisée ne lui donnera pas d'embarras.
Pourquoi faut-il qu'aussitôt, s'enquérant des tendances doctrinales auxquelles à défaut des faits il faudrait rapporter "une psychogenèse - je le cite - si peu compatible avec les faits psychopathologiques", il croie devoir les faire procéder de Descartes en attribuant à celui-ci un dualisme absolu introduit entre l'organique et le psychique. Pour moi j'ai toujours cru, et Ey dans nos entretiens de jeunesse semblait le savoir aussi, qu'il s'agissait plutôt du dualisme de l'étendue et de la pensée. On s'étonne au contraire qu'Henri Ey ne cherche point appui dans un auteur pour qui la pensée ne saurait errer que pour autant qu'y sont admises les idées confuses que déterminent les passions du corps.
Peut-être en effet vaut-il mieux qu'Henry Ey ne fonde rien sur un tel allié, à qui j'ai l'air d'assez bien me fier. Mais de grâce, qu'après nous avoir produit des psychogénétistes cartésiens de la qualité de MM. Babinski, André-Thomas et Lhermitte, il n'identifie pas "l'intuition cartésienne fondamentale", à un parallélisme psycho-physiologique plus digne de Monsieur Taine que de Spinoza. Un tel éloignement des sources nous donnerait à croire l'influence de Jackson encore plus pernicieuse qu'il n'y paraît d'abord.
Le dualisme imputé à Descartes étant honni, nous entrons de plain-pied, avec une "théorie de la vie psychique incompatible avec l'idée d'une psychogenèse des troubles mentaux", dans le dualisme d'Henri Ey qui s'exprime tout dans cette phrase terminale, dont l'accent rend un son si singulièrement passionnel "les maladies mentales sont des insultes et des entraves à la liberté, elles ne sont pas causées par l'activité libre, c'est-à-dire purement psycho-génétiques."
Ce dualisme d'Henri Ey me paraît plus grave en ce qu'il suppose une équivoque insoutenable dans sa pensée. Je me demande en effet si toute son analyse de l'activité psychique ne repose pas sur un jeu de mots entre son libre jeu et sa liberté. Ajoutons-y la clé du mot : déploiement.
Il pose avec Goldstein que "l'intégration, c'est l'être". Dès lors dans cette intégration il lui faut comprendre non seulement le psychique, mais tout le mouvement de l'esprit et, de synthèses en structures, et de formes en phénomènes, il y implique en effet jusqu'aux problèmes existentiels. J'ai même cru, Dieu me pardonne, relever sous sa plume le terme de "hiérarchisme dialectique", dont l'accouplement conceptuel eût, je crois, laissé rêveur le regretté Pichon lui-même, dont ce n'est pas faire tort à sa mémoire que de dire que l'alphabet même de Hegel lui était resté lettre morte.
Le mouvement d'Henri Ey est entraînant certes, mais on ne le peut suivre longtemps pour la raison qu'on s'aperçoit que la réalité de la vie psychique s'y écrase dans ce nœud, toujours semblable et effectivement toujours le même, qui se resserre toujours plus sûrement autour de la pensée de notre ami, à mesure même de son effort pour s'en délivrer, lui dérobant ensemble par une nécessité révélatrice la vérité du psychisme avec celle de la folie.
Quand Henri Ey commence en effet à définir cette tant merveilleuse activité psychique comme "notre adaptation personnelle à la réalité", je me sens sur le monde des vues si sûres que toutes mes démarches s'y manifestent comme celles d'un prince clairvoyant. Vraiment de quoi ne suis-je capable à ces hauteurs où je règne ? Rien n'est impossible à l'homme, dit le paysan vaudois avec son accent inimitable, ce qu'il ne peut pas faire, il le laisse. Qu'Henri Ey m'emporte par son art de "trajectoire psychique" en "champ psychique" et m'invite à m'arrêter un instant avec lui pour considérer "la trajectoire dans le champ", je persiste dans mon bonheur, pour la satisfaction d'y reconnaître des formules parentes de celles qui furent les miennes, quand en exorde à ma thèse sur les psychoses paranoïaques, je tentais de définir le phénomène de la personnalité, - sans plus m'apercevoir que nous ne tirons pas aux mêmes fins.
Certes, je "tique" un peu à lire que "pour le dualisme" (toujours cartésien je suppose) "l'esprit est un esprit sans existence", me souvenant que le premier jugement de certitude que Descartes fonde sur la conscience qu'a d'elle-même la pensée, est un pur jugement d'existence : cogito ergo sum, - et je m'émeus à cette autre assertion que "pour le matérialisme l'esprit est un épiphénomène", me reportant à cette forme du matérialisme pour laquelle l'esprit immanent à la matière se réalise par son mouvement.
Mais quand, passant à la conférence d'Henri Ey sur la notion des troubles nerveux<a

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j'arrive à "ce niveau que caractérise la création d'une causalité proprement psychique", et que j'apprends que "s'y concentre la réalité du Moi" et que par là "est consommée la dualité structurale de la vie psychique, vie de relation entre le monde et le Moi, qu'anime tout le mouvement dialectique de l'esprit toujours s'évertuant dans l'ordre de l'action comme dans l'ordre théorique à réduire sans jamais y parvenir cette antinomie, ou tout au moins à tenter de concilier et d'accorder les exigences des objets, d'Autrui, du corps, de l'Inconscient et du Sujet conscient", alors je me réveille et je proteste : le libre jeu de mon activité psychique ne comporte aucunement que je m'évertue si péniblement. Car il n'y a aucune antinomie entre les objets que je perçois et mon corps, dont la perception est justement constituée par un accord avec eux des plus naturels. Mon inconscient me mène le plus tranquillement du monde à des désagréments que je ne songe à aucun degré à lui attribuer, du moins jusqu'à ce que je m'occupe de lui par les moyens raffinés de la psychanalyse. Et tout ceci ne m'empêche pas de me conduire envers autrui avec un égoïsme irréductible, toujours dans la plus sublime inconscience de mon sujet conscient. Car si je ne tente pas d'atteindre à la sphère enivrante de l'oblativité, chère aux psychanalystes français, ma naïve expérience ne me donnera tien à retordre de ce fil qui, sous le nom d'amour-propre, fut par le génie pervers de La Rochefoucauld détecté dans la trame de tous les sentiments humains, fût-ce dans celui de l'amour.
Vraiment toute cette "activité psychique" m'apparaît alors comme un rêve, et ce peut-il être le rêve d'un médecin qui mille et dix mille fois a pu entendre se dérouler à son oreille cette chaîne bâtarde de destin et d'inertie, de coups de dés et de stupeur, de faux succès et de rencontres méconnues, qui fait le texte courant d'une vie humaine ?
Non, c'est plutôt le rêve du fabricant d'automates, dont Ey savait si bien se gausser avec moi autrefois, me disant joliment que dans toute conception organiciste du psychisme, on retrouve toujours dissimulé "le petit homme qui est dans l'homme", et vigilant à faire répondre la machine.
Ces chutes du niveau de la conscience, ces états hypnoïdes, ces dissolutions physiologiques, qu'est-ce donc d'autre, cher Ey, sinon que le petit homme qui est dans l'homme a mal à la tête, c'est-à-dire mal à l'autre petit homme, sans doute, qu'il a lui-même dans sa tête, et ainsi à l'infini ? Car l'antique argument de Polyxène<a

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garde sa valeur sous quelque mode qu'on tienne pour donné l'être de l'homme, soit dans son essence comme Idée, soit dans son existence comme organisme.
Ainsi je ne rêve plus, et quand je lis maintenant que "projeté dans une réalité plus spirituelle encore, se constitue le monde des valeurs idéales non plus intégrées, mais infiniment intégrantes : les croyances, l'idéal, le programme vital, les valeurs du jugement logique et de la conscience morale", - je vois fort bien qu'il y a en effet des croyances et un idéal qui s'articulent dans le même psychisme avec un programme vital tout aussi répugnant au regard du jugement logique que de la conscience morale, pour produire un fasciste, voire plus simplement un imbécile ou un filou. Et je conclus que la forme intégrée de ces idéaux n'implique pour eux nulle culmination psychique et que leur action intégrante est sans nul rapport avec leur valeur, - donc que là encore il doit y avoir erreur.
Certes il n'est pas, Messieurs, dans mon propos de rabaisser la portée de vos débats, non plus que les résultats auxquels vous êtes parvenus. Pour la difficulté en cause, j'aurais bientôt à rougir de la sous-estimer. En mobilisant gestaltisme, behaviourisme, termes de structure et phénoménologie pour mettre à l'épreuve l'organo-dynamisme, vous avez montré des ressources de science que je parais négliger pour un recours à des principes, peut-être un peu trop sûrs, et à une ironie, sans doute un peu risquée. C'est qu'il m'a semblé qu'à alléger les termes en balance, je vous aiderais mieux à desserrer le nœud que je dénonçais tout à l'heure. Mais pour y réussir pleinement dans les esprits qu'il étreint, ne faudrait-il pas que ce fût Socrate lui-même qui vint ici prendre la parole, ou bien plutôt que je vous écoute en silence.
Car l'authentique dialectique où vous engagez vos termes et qui donne son style à votre jeune Académie, suffit à garantir la rigueur de votre progrès. J'y prends appui moi-même et m'y sens combien plus à l'aise que dans cette révérence idolâtrique des mots qu'on voit régner ailleurs, et spécialement dans le sérail psychanalytique. Prenez garde pourtant à l'écho que les vôtres peuvent évoquer hors de l'enceinte où votre intention les anima.
L'usage de la parole requiert bien plus de vigilance dans la science de l'homme partout ailleurs, car il engage là l'être même de son objet.
Toute attitude incertaine à l'endroit de la vérité saura toujours détourner nos termes de leur sens et ces sortes d'abus ne sont jamais innocents.
Vous publiez, - je m'excuse d'évoquer une expérience personnelle - un article sur "l'Au-delà du principe de réalité", où vous ne vous attaquez à rien de moins qu'au statut de l'objet psychologique, en vous essayant d'abord à poser une phénoménologie de la relation psychanalytique telle qu'elle est vécue entre médecin et malade. Et de l'horizon de votre cercle vous reviennent des considérations sur la "relativité de la réalité", qui vous font prendre en aversion votre propre rubrique.
C'est dans un tel sentiment, je le sais, que le grand esprit de Politzer renonça à l'expression théorique où il aura laissé sa marque ineffaçable, pour se vouer à une action qui devait nous le ravir irréparablement. Car ne perdons pas de vue, en exigeant après lui qu'une psychologie concrète se constitue en science, que nous n'en sommes encore là qu'aux postulations formelles. Je veux dire que nous n'avons encore pu poser la moindre loi où se règle notre efficience.
C'est au point qu'à entrevoir le sens opératoire des traces qu'a laissées aux parois de ses cavernes l'homme de la préhistoire, il peut nous venir à l'esprit que nous en savons réellement moins que lui sur ce que j'appellerai très intentionnellement la matière psychique. Faute donc de pouvoir comme Deucalion<a href="#5">5</a> avec des pierres faire des hommes, gardons-nous avec soin de transformer les mots en pierres.
Il serait déjà beau que par une pure menée de l'esprit nous puissions voir se dessiner le concept de l'objet où se fonderait une psychologie scientifique. C'est la définition d'un tel concept que j'ai toujours déclarée nécessaire, que j'ai annoncée comme prochaine, et qu'à la faveur du problème que vous me proposez, je vais tenter de poursuivre aujourd'hui en m'exposant à mon tour à vos critiques.

  1. On peut lire le dernier exposé actuellement paru des points de vue d'Henri Ey dans la brochure qui donne le rapport présenté par J. de Ajuriaguerra et

H.Hécaen aux Journées de Bonneval de 1943 (soit de la session immédiatement antécédente). A ce rapport qui est une critique de sa doctrine, H.Ey apporte en effet une introduction et une longue réponse. Certaines des citations qui suivront leur sont empruntées. (Rapports de la Neurologie et de la Psychiatrie. H. Ey, J. de Ajuriaguerra et H. Hécaen, Hermann édit., 1947. No 1018 de la collection bien connue : Actualités scientifiques et industrielles".) D'autres citations ne se trouvent pourtant que dans des textes dactylographiés où s'est poursuivie une très féconde discussion qui a préparé les Journées de 1945.

  1. Cf. loc. cit., p.14.
  2. loc.cit., p.122, Cf. le texte publié dans le précédent numéro de cette Revue, voir p. 71.
  3. Polyxène : fille de Priam et d'Hécube. Venue réclamer avec Priam et Andromaque le cadavre d'Hector à Achille, elle s'offrit comme esclave et le fit fléchir (la trahison d'Achille !)
  4. Deucalion, fils de Prométhée, après le déluge de neuf jours, débarqua en Thessalie avec Pyrrha sa femme. Hermès lui dit de jeter les os de leurs mères pour repeupler la terre, ce qu'il fit comprenant que ce n'étaient que des pierres ; et des pierres jetées naquirent hommes et femmes.