Text/Jacques Lacan/Encore/Anexe 9: Thérèse d'Avila

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Source: https://acheronta.org/encore/anexe9.htm

Thérèse d’Avila ( Avila 1515 – Alba de Tormes 1582)

Pour étayer et appuyer son développement sur la jouissance, Lacan engage à aller regarder la statue de Thérèse telle que Le Bernin l’a sculptée à Rome.

«… Enfin disons quand même le mot, et puis vous n’avez qu’ à aller regarder dans une certaine église à Rome la statue du Bernin pour comprendre tout de suite, enfin quoi ! qu’elle jouit, ça ne fait pas de doute ! et de quoi jouit-elle ? Il est clair que le témoignage esssentiel de la mystique, c’est justement de dire ça : qu’ils l’éprouvent mais qu’ils n’en savent rien». (p.16).

Le témoignage écrit qu’a laissé Thérèse d’Avila, dans le Livre de la Vie et dans Le Château Intérieur pose question au regard de ce savoir dont parle Lacan.

Dans ces textes, écrits à la demande de ses confesseurs et de quelques théologiens, elle essaie d’expliquer la nature de ses ravissements, de ses extases (arrobamientos) pour qu’ils entendent qu’il ne s’agit pas d’une œuvre du diable. Ces textes ont aussi un but pédagogique et d’orientation religieuse pour les sœurs de sa congrégation.

Thérèse n’est pas une femme lettrée ni une théologienne. Elle fait part de ses expériences, à l’aide de métaphores et des images issues de la vie de tous les jours mais surtout avec une croyance, une foi inébranlable dans sa vérité : « Ce que je sais très bien, c’est que je dis l’exacte vérité » et elle confie cette vérité au savoir des hommes de l’Église, les seuls qui avaient le pouvoir et le devoir d’affirmer ou de rejeter la validité de ses dires.

Thérèse repète souvent : « Je me soumets, pour tout ce que je dirai, au jugement de ceux qui me commandent d’écrire et qui sont des hommes d’un grand savoir. Si j’avance quelque chose qui ne soit pas conforme à l’enseignement de la Sainte Église catholique romaine, ce sera par ignorance, et non par malice : c’est certain».

Que penser donc de cette opposition savoir/vérité ?

Voici la manière dont elle fait part de ses expériences mystiques :

Le Livre de la Vie :

Revenons maintenant aux ravissements lorsqu’ils se passent dans les conditions ordinaires. Souvent, mon corps me semblait devenu léger au point de n’avoir plus de pesanteur ; parfois, j’en arrivais à ne plus sentir, en quelque sorte, mes pieds toucher le sol. Dans le temps même du ravissement, le corps souvent est comme mort et dans une totale impuissance ; il reste dans la position où il a été surpris, debout ou assis, les mains ouvertes ou fermées. Il est rare que l’on perde connaissance. Cependant, il m’est arrivé quelquefois de la perdre tout à fait ; mais, je le repète, ce ne fut que rarement et pour peu de temps. D’ordinaire, la connaissance que l’on garde n’est pas bien nette ; néanmoins, dans cette impuissance où l’on se trouve à l’égard des objets extérieurs, on ne cesse pas de saisir et d’entendre comme de loin. Je ne veux pas dire que l’on saisisse et que l’on entende quand le ravissement est à son plus haut point – j’ appelle le plus haut point celui où les puissances sont suspendues par suite de leur étroite union avec Dieu –, car alors, à mon avis, on ne voit, on n’entend, on ne sent plus. Comme je l’ai dit pour l’oraison d’union, cette transformation totale de l’âme en Dieu dure peu ; mais tant qu’elle dure, aucune puissance n’a le sentiment d’elle même et ne sait ce qui se passe là. Il ne convient pas, sans doute, que nous en ayons connaissance en cette vie terrestre ; du moins, il ne plaît pas à Dieu de nous la donner : peut-être ne sommes nous pas capables de la recevoir. Je parle d’après ce que j’ai éprouvé 121.

Le Château Intérieur :

Vous allez voir maintenant de quelle manière sa Majesté en vient à conclure les fiançailles dont il s’agit. Selon moi, c’est en envoyant à l’âme des ravissements qui la dégagent de ses sens. Si, en en conservant l’usage, elle se voyait si proche de cette suprême Majesté, peut-être en perdrait-elle la vie. Mais je parle de ravissements véritables, et non de ces faiblesses de femmes, que l’on voit maintenant se produire et qui, si facilement, nous font crier au ravissement et à l’extase122.

[…]

Dieu leur accorde-t-il ces grâces en secret, elles y voient une grande bonté de sa part ; quand, au contraire, la chose a lieu en présence de quelques personnes, elles en éprouvent une honte et une confusion inexprimables. Leur chagrin et leur inquiétude en se demandant ce que pourront penser ceux qui les ont vu dans cet état, les tirent en quelque sorte de leur transport. Connaissant la malice du monde, elles prévoient qu’on pourrait bien ne pas donner à ces effets leur véritable cause, et qu’au lieu de bénir Dieu, on émettra peut-être des jugements téméraires. À mon avis, cette peine et cette confusion, dont l’âme ne peut se défendre, procèdent de quelque manière d’un manque d’humilité, car enfin, si elle désire les mépris, de quoi se tourmente-t-elle ? C’est ce que Notre Seigneur fit entendre à une personne qui se désolait ainsi : « Ne t’afflige pas, lui dit-il, car ou l’on me donnera des louanges, ou l’on parlera à ton désavantage, et d’une façon comme de l’autre tu y gagneras". J’ai su depuis que cette personne avait été singulièrement encouragée et consolée par ces paroles. Je le consigne ici, pour le cas où l’une d’entre vous se verrait dans une semblable affliction. Notre Seigneur veut, semble-t-il, que tout le monde sache que celle dont il s’agit lui appartient et que personne n’a le droit d’y toucher. Qu’on s’attaque à son corps, à son honneur, à ses biens, à la bonne heure ! il en tirera sa gloire. Mais à son âme, non. À moins qu’elle même, par une criminelle audace, ne s’éloigne de son Époux, il saura la défendre contre le monde entier, et même contre tout l’enfer réuni 123.

[…]

Des grâces si élevées font naître en l’âme un désir si intense de posséder pleinement celui qui l’en gratifie, que la vie pour elle n’est plus qu’un martyre, mais un martyre délicieux. Sa soif de la mort est inexprimable ; aussi est-ce avec des larmes qu’elle demande continuellement à Dieu de la sortir de cet exil. Tout ce qu’elle y voit lui pèse. La solitude la soulage bien un peu, mais sa peine ne tarde pas à revenir […] L’amour a rendu cette âme d’une sensibilité telle, qu’à la moindre chose qui vient enflammer son feu, la voilà qui prend son vol. Aussi, les ravissements sont continuels dans cette Demeure, sans que l’on puisse les éviter même en public, et les persécutions, les blâmes, de pleuvoir aussitôt. L’âme voudrait bien ne pas s’abandonner à l’effroi, mais cela lui devient impossible, tant sont nombreux ceux qui cherchent à l’épouvanter, les confesseurs les premiers 124.

Thérèse parle aussi des visions qu’elle a parfois au moment de ses ravissements et elle décrit ainsi celle de l’ange au dard :

En cet état il a plu au Seigneur de m’accorder plusieurs fois la vision que voici. J’apercevais un ange auprès de moi, du côté gauche, sous une forme corporelle. Il ne m’arrive que très rarement de voir ainsi les anges, car bien qu’ils m’apparaissent souvent, je ne les vois pas à proprement parler : c’est le mode de vision dont j’ai parlé plus haut. Dans la vision présente, le Seigneur voulut que l’ange se présente sous cette forme : il n’était pas grand, mais petit et très beau, son visage enflammé semblait indiquer qu’il appartenait à la hiérarchie la plus élevée, celle des esprits tout embrasés d’amour. Ce sont, je pense, ceux que l’on nomme chérubins. Ils ne me disent pas leurs noms mais je vois bien que dans le ciel il y a une inmense différence de certains anges à d’autres, et de ceux-ci à d’autres encore : mais je renonce à l’expliquer.

Je voyais entre les mains de l’ange un long dard qui était en or, et dont la pointe en fer portait à son extremité un peu de feu. Parfois, il me semblait qu’il me passait ce dard au travers du coeur et l’enfonçait jusqu’aux entrailles. Quand il le retirait on aurait dit que le fer les emportait après lui, et je restais toute embrasée du plus ardent amour de Dieu. La douleur était si intense qu’elle me faisait pousser ces faibles plaintes dont j’ai parlé. Mais en même temps, la douceur causée par cette indicible douleur est si excessive, qu’on n’aurait garde d’en appeler la fin, et l’âme ne peut se contenter de rien qui soit moins que Dieu même. Cette souffrance n’est pas corporelle mais spirituelle ; et pourtant le corps n’est pas sans y participer un peu, et même beaucoup. Ce sont alors entre l’âme et Dieu des épenchements de tendresse d’une douceur ineffable. Je supplie le Seigneur de vouloir bien les faire goûter, dans sa bonté, à quiconque croirait que j’invente.

Tout le temps que duraient ces transports, je me trouvais comme hors de moi. J’aurais voulu ne plus voir ni parler, mais me livrer tout entière à mon tourment, qui était pour moi une béatitude surpassant toute joie créée 125.

[…]

Mais tandis que l’âme se consume ainsi au dedans d’elle-même, voici qu’à l’occasion d’une pensée rapide qui lui traverse l’esprit, d’une parole qu’elle entend et qui lui rappelle que la mort tarde encore à venir, elle reçoit par ailleurs – d’où ? comment ? elle l’ignore – un coup terrible, ou si l’on veut, elle se sent comme transpercée par une flèche de feu. Je ne dis pas que ce soit une flèche ; mais quoi que ce puisse être il est clair que cela ne part pas de notre nature. Ce n’est pas non plus un coup : la blessure que l’on reçoit est bien autrement aiguë ; puis il me semble qu’elle ne se fait pas sentir à l’endroit où se sentent les douleurs d’ici-bas, mais au plus profond, au plus intime de l’âme. Là cette foudre céleste réduit en poussière tout ce qu’elle rencontre de notre terrestre nature, et pendant qu’elle opère, l’âme est incapable d’avoir le moindre souvenir de son être humain ; en un instant, ses puissances se trouvent si étroitement liées, qu’elles sont incapables de tout, sauf de ce qui peut accroître leur martyre.

Et ne prenez pas cela pour une exagération, je vous en prie. Je vois au contraire qu’en toute vérité j’en dis trop peu, car ce dont il s’agit est inexprimable. Oui, répétons-le, les sens et les puissances sont réellement ravis à tout ce qui ne contribue pas à faire grandir leur tourment. L’entendement conserve toute sa vivacité pour comprendre les nombreuses raisons que l’âme a de s’affliger d’être séparée de Dieu ; et le Seigneur y ajoute encore, par une connaissance de lui-même très pénétrante qui porte la douleur de l’âme à une intensité telle qu’on en vient à jeter de grands cris 126.

Notes

121 Thérèse d’Avila, Le Livre de la Vie, ch. 20, § 18, p. 147 in Œuvres Complètes, Paris, Les Éditions du Cerf, 1995.

122 Thérèse d’Avila, Le Château Intérieur, VIe Demeures, ch. 4, § 2, p. 1083, in O.C., Paris, Les Éditions du Cerf, 1995.

123 Thérèse d’Avila, op. cit., ch. 4, § 16, pp. 1089-1090.

124 Thérèse d’Avila, op. cit., ch. 6, § 1, pp. 1095-1096.

125 Thérèse d’Avila, Le livre de la Vie, op. cit., ch. 29, § 13-14, pp. 222-223.

126 Thérèse d’Avila, Le Château Intérieur op. cit., p. 1127.