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'J.LACAN'                          gaogoa

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IX-L'IDENTIFICATION

            Version rue CB                                    [#note note]

S�minaire du 15 novembre 1961

(->p1)  ( I )

    Tel est cette ann�e mon titre et mon sujet. C'est un bon titre mais pas un sujet commode. Je ne pense pas que vous ayez l'id�e que ce soit une op�ration ou un processus tr�s facile � concevoir. S'il est facile � constater, il serait peut-�tre n�anmoins pr�f�rable, pour le bien constater, que nous fassions un petit effort pour le concevoir. Il est s�r que nous en avons rencontr� assez d'effets pour nous en tenir au sommaire, je veux dire � des choses qui sont sensibles, m�me � notre exp�rience interne, pour que vous ayez un certain sentiment de ce que c'est. Cet effort de concevoir vous para�tra, du moins cette ann�e, c'est-�-dire une ann�e qui n'est pas la premi�re de notre enseignement, sans aucun doute par les lieux, les probl�mes auxquels cet effort nous conduira, apr�s coup justifi�.

Nous allons faire aujourd'hui un tout premier petit pas dans ce sens. Je vous demande pardon, cela va peut-�tre nous mener � faire ces efforts que l'on appelle � proprement parler de pens�e : cela ne nous arrivera pas souvent, � nous pas plus qu'aux autres.

L'identification, si nous la prenons pour titre, pour th�me de notre propos, il convient que nous en parlions autrement que sous la forme, on peut dire mythique sous laquelle je l'ai quitt�e l'ann�e derni�re. Il y avait quelque chose de cet ordre, (->p2) (I/2) de l'ordre de l'identification �minemment, qui �tait int�ress�, vous vous souvenez, dans ce point o� j'ai laiss� mon propos l'ann�e derni�re, � savoir o� - si je puis dire - la nappe humide � laquelle vous vous repr�sentez les effets narcissiques qui cernent ce roc, ce qui restait �merg� dans mon sch�ma, ce roc auto-�rotique dont le phallus symbolise 1'�mergence : �le en somme battue par l'�cume d'Aphrodite, fausse �le puisque d'ailleurs aussi bien comme celle o� figure le Prot�e de Claudel, c'est une �le sans amarres, une �le qui s'en va � la d�rive. Vous savez ce que c'est que le Prot�e de Claudel. C'est la tentative de compl�ter l'Orestie par la farce bouffonne qui dans la trag�die grecque, obligatoirement la compl�te et dont il ne nous reste dans toute la litt�rature que deux �paves de Sophocle et un H�racl�s d'Euripide, si mon souvenir est bon.

    Ce n'est pas sans intention que j'�voque cette r�f�rence �  propos de cette fa�on dont l'ann�e derni�re mon discours sur le transfert se terminait sur cette image de l'identification. J'ai eu beau faire je ne pouvais faire du beau pour marquer la barri�re o� le transfert trouve sa limite et son pivot. Sans aucun doute, ce n'�tait pas l� la beaut� dont je vous ai appris qu'elle est la limite du tragique, qu'elle est le point o� la chose insaisissable nous verse son euthanasie. Je n'embellis rien, quoiqu'on imagine � entendre quelquefois sur ce que j'enseigne quelques rumeurs : je ne vous fais pas la partie trop belle. Ils le savent ceux qui ont autrefois �cout� mon s�minaire sur l'�thique, celui o� j'ai exactement abord� la fonction de cette barri�re de la beaut� sous la forme de l'agonie qu'exige de nous la chose pour qu'on la joigne.

(->p3) (I/3)

    Voil� donc o� se terminait le transfert l'ann�e derni�re. Je vous l'ai indiqu�, tous ceux qui assistaient aux journ�es provinciales d'octobre, je vous ai point�, sans pouvoir vous dire plus, que c'�tait l� une r�f�rence cach�e dans un comique qui est le point au-del� duquel je ne pouvais pousser plus loin ce que je visais dans une certaine exp�rience, indication si je puis dire qui est � retrouver dans le sens cach� de ce qu'on pourrait appeler les cryptogrammes de ce s�minaire, et dont apr�s tout je ne d�sesp�re pas qu'un commentaire un jour le d�gage et le mette en �vidence, puisqu'aussi bien il m'est arriv� d'avoir ce t�moignage qui, en cet endroit, est bon espoir : c'est que le s�minaire de l'ann�e avant derni�re, celui sur l'�thique, a �t� effectivement repris - et aux dires de ceux qui ont pu en lire le travail - avec un plein succ�s par quelqu'un qui s'est donn� la peine de le relire pour en r�sumer les �l�ments, nomm�ment M. SAFOUAN, et j'esp�re que peut-�tre ces choses pourront �tre mises assez vite � votre port�e pour que puisse s'y encha�ner ce que je vais vous apporter cette ann�e. D'une ann�e sautant sur la deuxi�me apr�s elle, ceci peut vous sembler poser une question, voire regrettable comme un retard ; cela n'est pas tout � fait fond� pourtant, et vous verrez que si vous reprenez la suite de mes s�minaires depuis l'ann�e 1953 : le premier sur les �crits Techniques, celui qui a suivi sur le moi : la Technique et la Th�orie freudiennes et psychanalytiques, le troisi�me, sur les structures Freudiennes de la psychose, le quatri�me sur la Relation d'Objet, le cinqui�me sur les formations de l'Inconscient, le sixi�me sur le D�sir et son Interpr�tation, puis l'�thique, le Transfert, l'Identification auquel nous arrivons en voici neuf, vous pourrez facilement y retrouver une alternan-(->p4) (I/4)ce, une pulsation. Vous verrez que de deux en deux domine la th�matique du sujet et celle du signifiant, ce qui, �tant donn� que c'est par le signifiant, par l'�laboration de la fonction du symbolique que nous avons commenc�, fait retomber à cette ann�e aussi sur le signifiant puisque nous sommes en chiffre impair, encore que ce dont il s'agit doive �tre proprement dans l'identification le rapport du sujet au signifiant.

    Cette identification donc, dont nous proposons de tenter de donner cette ann�e une notion ad�quate, sans doute l'analyse l'a rendue pour nous assez triviale ; comme quelqu'un qui m'est assez proche et m'entend fort bien, m'a dit "voici donc cette ann�e ce que tu prends :  l'identification", et ceci avec une moue : "l'explication � tout faire", laissant percer du m�me coup quelque d�ception concernant en somme le fait que de moi, on s'attendait plut�t � autre chose. Que cette personne se d�trompe ! Son attente, en effet, de me voir �chapper au th�me, si. je puis dire, sera d��ue, car j'esp�re bien le traiter et j'esp�re aussi que sera dissoute la fatigue que ce th�me lui sugg�re � l'avance. Je parlerai bien de l'identification m�me. Pour tout de suite pr�ciser ce que j'entends par l�, je dirai que, quand on parle d'identification, ce � quoi on pense d'abord, c'est � l'autre, � qui on s'identifie, et que la porte m'est facilement ouverte pour mettre l'accent, pour insister sur cette diff�rence de 1'autre � l'Autre, du petit autre au grand Autre, qui est un th�me auquel je puis bien dire que vous �tes d'ores et d�j� familiaris�s.

    Ce n'est pas pourtant par ce biais que j'entends commencer. Je vais plut�t mettre l'accent sur ce qui, dans l'identi-(->p5) (I/5)fication, se pose tout de suite comme identique, comme fond� dans la notion du m�me, et m�me du m�me au m�me, avec tout ce que ceci soul�ve de difficult�s.

    Vous n'�tes pas sans savoir, m�me sans pouvoir assez vite rep�rer quelles difficult�s, depuis toujours pour la pens�e nous offre ceci : A = A. Pourquoi le s�parer de lui-m�me pour si vite l'y replacer ? Ce n'est pas l� pur et simple jeu d' esprit. Dites-vous bien, par exemple, que, dans la ligne d'un mouvement d'�laboration conceptuel, qui s'appelle le logicopositivisme, o� tel ou tel peut s'efforcer de viser un certain but qui serait, par exemple, celui de ne poser de probl�me logique � moins qu'il n'ait un sens rep�rable comme tel dans quelque exp�rience cruciale, il serait d�cid� � rejeter quoi que ce soit du probl�me logique qui ne puisse en quelque sorte offrir ce garant dernier en disant que c'est un probl�me d�pourvu de sens comme tel.

    Il n'en reste pas moins que si Russell peut donner � ces principes math�matiques une valeur, � l'�quation, � la mise � �galit� de A = A, tel autre, Wittgenstein, s'y opposera en raison proprement d'impasses qui lui semblent en r�sulter au nom des principes de d�part et ce refus sera m�me appos� alg�briquement, une telle �galit� s'obligeant donc � un d�tour de notation pour trouver ce qui peut servir d'�quivalent � la reconnaissance de l'identit� A est A.

    Pour nous, nous allons, ceci �tant pos� que ce n'est pas du tout la voie du logico-positivisme qui nous para�t, en mati�re de logique, �tre d'aucune fa�on celle qui est justifi�e, (p6->) (I/6) nous interroger, je veux dire au niveau d'une exp�rience de paroles, celle � laquelle nous faisons confiance � travers ses �quivoques, voire ses ambigu�t�s, sur ce que nous pouvons aborder sous ce terme d'identification.

    Vous n'�tes pas sans savoir qu'on observe, dans l'ensemble des langues certains virages historiques assez g�n�raux, voire universels pour qu'on puisse parler de syntaxes modernes en les opposant globalement aux syntaxes non pas archa�ques, mais simplement anciennes, entendons des langues de ce qu'on appelle l'Antiquit�. Ces sortes de virages g�n�raux, je vous l'ai dit, sont de syntaxe. Il n'en est pas de m�me du lexique o� les choses sont beaucoup plus mouvantes ; en quelque sorte, chaque langue apporte, par rapport � l'histoire g�n�rale du langage, des vacillations propres � son g�nie et qui les rendent, telle ou telle, plus propice � mettre en �vidence l'histoire d' un sens. C'est ainsi que nous pourrons nous arr�ter � ce qui est le terme, ou substantifique notion du terme, de l'identit� (dans identit�, identification, il y a le terme latin idem), et ce sera pour vous montrer que quelque exp�rience significative est support�e dans le terme fran�ais vulgaire, support de la m�me fonction signifiante celui du m�me. Il semble, en effet, que ce soit le em, suffixe du i dans idem, ce en quoi nous trouvons op�rer la fonction, je dirai de radical dans l'�volution de l'indoeurop�en au niveau d'un certain nombre de langues italiques ; cet em est ici redoubl�, consonne antique qui se retrouve donc comme le r�sidu, le reliquat, le retour � une th�matique primitive, mais non sans avoir recueilli au passage la phrase interm�diaire de l'�tymologie, positivement de la naissance de ce th�me qui est un met ipsum familier latin, et (p7->) (I/7) m�me un metipsissimum du bas latin expressif, donc pousse � reconna�tre dans quelle direction ici l'exp�rience nous sugg�re de chercher le sens de toute identit�, au coeur de ce qui se d�signe par une sorte de redoublement de moi-m�me, ce moi-m�me �tant, vous le voyez, d�j� ce metipsissimum, une sorte d'au jour d'aujourd'hui dont nous ne nous apercevons pas et qui est bien l� dans le moi-m�me.

    C'est alors dans un metipsissimum que s'engouffrent apr�s, le moi, le toi, le lui, le elle, le eux, le nous, le vous, et jusqu'au soi, qui se trouve donc en fran�ais �tre un soi-m�me. Aussi nous voyons l�, en somme dans notre langue, une sorte d'identification d'un travail d'une tendance significative sp�ciale, que vous me permettrez de qualifier de "nihilisme" pour autant qu'� cet acte, cette exp�rience du moi se r�f�re.

  Bien s�r, la chose n'aura d'int�r�t qu'incidemment si nous ne devions pas en retrouver d'autre trait o� se r�v�le ce fait, cette diff�rence nette et facile � rep�rer si nous pensons qu'en grec, le   du soi est celui qui sert � d�signer aussi le m�me, de m�me qu'en allemand et en anglais le selbst ou le self qui viendront � fonctionner pour d�signer l'identit�. Donc cette esp�ce de m�taphore permanente dans la locution fran�aise, c'est je crois pas pour rien que nous la relevons ici et que nous nous interrogeons. Nous laisserons entrevoir qu'elle n'est peut-�tre pas sans rapport avec le fait d'un bien autre niveau : que ce soit en fran�ais, je veux dire dans Descartes, qu'ait pu se penser l'�tre comme inh�rent au sujet, sous un mode en somme que nous dirons assez captivant, pour que, depuis que la formule a �t� propos�e � la pens�e, on (->p8) (I/8) puisse dire qu'une -bonne part des efforts de la philosophie consiste � chercher � s'en d�p�trer, et de nos jours de fa�on de plus en plus ouverte n'y ayant, si je puis dire, nulle th�matique de philosophie qui ne commence � de rares exceptions, par tenter de surmonter ce fameux : "je pense donc je suis".

    Je crois que ce n'est pas une mauvaise porte d'entr�e que ce "je pense donc je suis" marque le premier pas de notre recherche. I1 est entendu que ce "je pense donc je suis" est dans la d�marche de Descartes. Je pensais vous l'indiquer en passant, mais je vous le dis tout de suite : ce n'est pas un commentaire de Descartes que je puis d'aucune fa�on aujourd'hui tenter d'aborder, et je n'ai pas l'intention de le faire. Le "je pense donc je suis", bien s�r si vous vous reportez au texte de Descartes est, tant dans le discours que dans les m�ditations, infiniment plus fluent, plus glissant, plus vacillant que sous cette esp�ce lapidaire o� il se marque, autant dans votre m�moire que dans l'id�e passive ou s�rement inad�quate que vous pouvez avoir du proc�s cart�sien. (Comment ne serait-elle pas inad�quate puisqu'aussi bien il n'est pas un commentateur qui s'accorde avec l'autre pour lui donner son exacte sinuosit�).

    C'est donc, non sans quelqu'arbitraire, et cependant avec suffisamment de raisons, ce fait que cette formule qui pour vous fait sens et est d'un poids qui d�passe s�rement l' attention que vous avez pu lui accorder jusqu'ici, je vais aujourd'hui m'y arr�ter pour montrer une esp�ce d'introduction que nous pouvons y retrouver. I1 s'agit pour nous, au point de l'�laboration o� nous sommes parvenus, d'essayer d'articuler (->p9) (I/9) d'une fa�on plus pr�cise ceci que nous avons d�j� avanc� plus d'une fois comme th�se : que rien d'autre ne supporte l'id�e traditionnelle philosophique d'un sujet, sinon l'existence du signifiant et de ses effets.

    Une telle th�se qui, vous le verrez, sera essentielle pour toute incarnation que nous pourrons donner par la suite des effets de l'identification, exige que nous essayons d'articuler d'une fa�on plus pr�cise comment nous concevons effectivement cette d�pendance de la formation du sujet par rapport � l'existence d'effets du signifiant comme tel. Nous irons m�me plus loin � dire que si nous donnons au mot pens�e un sens technique : la pens�e de ceux dont c'est le m�tier de penser, on peut, � y regarder de pr�s, et en quelque sorte apr�s coup, s'apercevoir que rien de ce qui s'appelle pens�e n'a jamais rien fait d'autre que de se loger quelque part � l'int�rieur de ce probl�me.

    A ce signe, nous constaterons que nous ne pouvons pas dire que, � tout le moins, nous ne projetions de penser que, d' une certaine fa�on, que nous le voulions ou non, que vous l'ayez su ou non, toute recherche, toute exp�rience de l'inconscient, qui est la notre ici sur ce qu'est cette exp�rience, est quelque chose qui se place � ce niveau de pens�e o�, pour autant que nous y allons sans doute ensemble, mais non pas sans que je vous y conduise, le rapport sensible le plus pr�sent, le plus imm�diat, le plus incarn� de cet effort, est la question que vous pouvez vous poser dans cet effort sur ce "qui suis-je ?"  

    Ce n'est pas l� un jeu abstrait de philosophe ; car, sur ce sujet du "qui suis-je ?" ce � quoi j'essaie de vous initier, vous n'�tes pas sans savoir - au moins certains d'entre vous - (p10->) (I/10) que j'en entends de toutes les couleurs. Ceux qui le savent peuvent �tre, bien entendu, ceux de qui je l'entends, et je ne mettrai personne dans la g�ne � publier l�-dessus ce que j'en entends. D'ailleurs, pourquoi le ferais-je puisque je vais vous accorder que la question est l�gitime ? Je peux vous emmener tr�s loin sur cette piste sans que vous soit un seul instant garantie la v�rit� de ce que je vous dis, encore que dans ce que je vous dis il ne s'agisse jamais que de la v�rit� et, dans ce que j'en entends, pourquoi apr�s tout ne pas dire que cela va jusque dans les r�ves de ceux qui s'adressent � moi. Je me souviens d'un d' entre eux - on peut citer un r�ve - . "Pourquoi, r�vait un de mes analys�s, ne dit-il pas le vrai sur le vrai ?"

    C'�tait de moi qu'il s'agissait dans ce r�ve. Ce r�ve n' en d�bouchait pas moins, chez mon sujet, tout �veill� � me faire grief de ce discours o�, � l'entendre, il manquerait toujours le dernier mot. Cela n'est pas r�soudre la question que de dire: les enfants que vous �tes attendent toujours, pour croire, que je dise la vraie v�rit� ; car ce terme, la vraie v�rit�, a un sens, et je dirai plus : c'est sur ce sens qu'est �difi� tout le cr�dit de la psychanalyse. La psychanalyse s'est d'abord pr�sent�e au monde comme �tant celle qui apportait la vraie v�rit�. Bien s�r, on retombe vite dans toutes sortes de m�taphores qui font fuir la chose. Cette vraie v�rit�, c'est le dessous des cartes. Il y en aura toujours un, m�me dans le discours philosophique plus rigoureux : c'est l�-dessus qu'est fond� notre cr�dit dans le monde et le stup�fiant c'est que ce cr�dit dure toujours , depuis un bon bout de temps, on n'ait pas fait le moindre effort pour donner un petit bout de commencement de quelque chose qui y r�ponde.

    (p11->) (I/11)  Dès lors ;  je me sens pas mal honor� qu'on m'interroge sur ce th�me : " o� est la vraie v�rit� de votre discours ?"  Et je peux m�me, apr�s tout, trouver que c'est bien justement en tant qu'on ne me prend pas pour un philosophe, mais pour un psychanalyste, qu'on me pose cette question . Car une des choses les plus remarquables dans la litt�rature philosophique, c'est � quel  point entre philosophes, j'entends en tant que philosophant, on ne pose en fin de compte jamais la m�me question aux philosophes, sauf pour admettre avec une facilit� d�concertante que les plus grands d'entre eux n'ont pas pens� un mot de ce dont ils nous ont fait part noir sur blanc et se permettent de penser � propos de Descartes, par exemple qu'il n'avait en Dieu que la foi la plus incertaine parce que ceci convient � tel ou tel de ses commentateurs � moins que ce ne soit le contraire qui l'arrange.

    Il y a une chose, en tout cas, qui n'a jamais sembl� aupr�s de personne �branler le cr�dit des philosophes, c'est qu' on ait pu parler, � propos de chacun d'eux, et des plus grands, d'une double v�rit�. Que donc, pour moi qui, entrant dans la psychanalyse, mets en somme les pieds dans le plat en posant cette question sur la v�rit�, je sente soudain ledit plat s'�chauffer sous la plante de mes pieds, ce n'est l� apr�s tout qu'une chose dont je puis me r�jouir, puisque, si vous y r�fl�chissez, c'est quand m�me moi qui ai rouvert le gaz . Mais, laissons cela maintenant, entrons dans ces rapports de l'identit� du sujet, et entrons-y par la formule cart�sienne dont vous allez voir comment j'entends aujourd'hui l'aborder.

    Il est bien clair qu'il n'est absolument pas question de pr�tendre d�passer Descartes, mais bien plut�t de tirer le ma-(->p12) (I/12)ximum d'effets de l'utilisation des impasses dont il nous connote le fond. Si l'on me suit donc dans une critique pas du tout commentaire de texte, qu'on veuille bien se rappeler ce que j'entends en tirer pour le bien de mon propre discours. "Je pense donc je suis" me para�t sous cette forme contrer les usages communs au point de devenir cette monnaie us�e sans figure � laquelle Mallarm� fait allusion quelque part. Si nous le retenons un instant, et essayons d'en polir la fonction de signe, si nous essayons d'en r�animer la fonction � notre usage, je voudrais remarquer ceci : c'est que cette formule, dont je vous r�p�te que sous sa forme concentr�e nous ne la trouvons dans Descartes qu' en certains points du "Discours de la M�thode", ce n'est point ainsi sous cette forme densifi�e qu'elle est exprim�e. Ce "je pense, donc je suis", se heurte � cette objection - et je crois qu'elle n'a jamais �t� faite - c'est que "je pense" n'est pas une pens�e. Bien entendu, Descartes nous propose ces formules au d�bouch� d'un long processus de pens�e, et il est bien certain que la pens�e dont il s'agit est une pens�e de penseur. Je dirai m�me plus : cette caract�ristique, c'est une pens�e de penseur, n'est pas exigible pour que nous parlions de pens�e. Une pens�e, pour tout dire, n'exige nullement qu'on pense � la pens�e.

    Pour nous particuli�rement, la pens�e commence � l'inconscient. On ne peut que s'�tonner de la timidit� qui nous fait recourir � la formule des psychologues quand nous essayons de dire quelque chose sur la pens�e, la formule de dire que c'est action � l'�tat d'�bauche, � l'�tat r�duit, le petit mod�le  �conomique de l'action. Vous me direz qu'on trouve �� dans Freud quelque part, mais bien s�r, on trouve tout dans Freud ; (->p13) (I/13) au d�tour de quelque paragraphe, il a pu faire usage de cette d�finition psychologique de la pens�e. Mais enfin, il est totalement difficile d'�liminer que c'est dans Freud que nous trouvons aussi que la pens�e est un mode parfaitement efficace, en quelque sorte suffisant � soi-m�me, de satisfaction masturbatoire? Ceci pour dire que, sur ce dont il s'agit concernant le sens de la pens�e, nous avons peut-�tre un empan un peu plus long que les autres ouvriers. N�anmoins, ceci n'emp�che pas qu' interrogeant la formule dont il s'agit : "je pense, donc je suis", nous puissions dire que, pour l'usage qui en est fait, elle ne peut que nous poser un probl�me ; car il convient d' interroger cette parole "je pense", si large que soit le champ que nous ayons r�serv� � la pens�e, pour voir satisfaites les caract�ristiques de la pens�e, pour voir satisfaites les caract�ristiques de ce que nous pouvons appeler une pens�e. Il se pourrait que ce f�t une parole qui s'av�r�t tout � fait insuffisante � soutenir en rien, quoi que ce soit que nous puissions � la fin rep�rer de cette pr�sence : "je suis".

      C'est justement ce que je pr�tends. Pour �clairer mon propos, je pointerai ceci que "je pense" pris tout court sous cette forme, n'est logiquement pas plus sustentable, pas plus : supportable que le "je mens", qui a d�j� fait probl�me pour un certain nombre de logiciens, ce "je mens" qui ne se soutient que de la vacillation logique, vide sans doute mais soutenable, d�ploie ce semblant de sens, tr�s suffisant d'ailleurs pour trouver sa place en logique formelle. "Je mens," si je le dis, c'est vrai, donc je ne mens pas, mais je mens bien pourtant  puisqu'en disant "je mens", j'affirme le contraire.

    (p14->) (I/14)  I1 est tr�s facile de d�monter cette pr�tendue difficult� logique et de montrer que la pr�tendue difficult� o� repose ce jugement tient en ceci : le jugement qu'il comporte ne peut porter sur son propre �nonc�, c'est un collapse: c'est sur l'absence de la distinction de deux plans,  du fait que l'accent porte sur le "je mens" lui-m�me sans qu'on l'en distingue, que na�t cette pseudo-difficult� ; ceci pour vous dire que, faute de cette distinction, il ne s'agit pas d'une v�ritable proposition.

    Ces petits paradoxes, dont les logiciens font grands cas, d'ailleurs pour les ramener imm�diatement � leur juste mesure, peuvent passer pour de simples amusements ; ils ont quand m�me leur int�r�t : ils doivent �tre retenus pour �pingler en somme la vraie position de toute logique formelle, jusque et y compris ce fameux logicopositivisme dont je parlais tout � l'heure. J'entends par l� qu'� notre avis on n'a justement pas assez us� de la fameuse aporie d'Epim�nide - qui n'est qu' une forme plus d�velopp�e de ce que je viens de vous pr�senter � propos du "je mens" -que "tous les Cr�tois sont des menteurs". Ainsi, parle Epim�nide le Cr�tois, et vous voyez aussit�t le petit tourniquet qui s'engendre. On n'en a pas assez us� pour d�montrer la vanit� de la fameuse proposition dite affirmative universelle A. Car en effet, on le remarque � ce propos, c'est bien l�, nous le verrons, la forme la plus int�ressante de r�soudre la difficult�. Car, observez bien ce qui se passe, si l'on pose ceci qui est possible, qui a �t� pos� dans la critique de la fameuse affirmative universelle A dont certains ont pr�tendu, non sans fondement, que sa substance n'a jamais �t� autre que celle d'une proposition universelle n�gative "il n' (->p15) (I/15) y a pas de Cr�tois qui ne soit capable de mentir", d�s lors il n' y a plus aucun probl�me. Epim�nide peut le dire, pour la raison qu'exprim� ainsi il ne dit pas du tout qu'il y ait quelqu'un, m�me cr�tois qui puisse mentir � jet continu, surtout quand on s'aper�oit que mentir tenacement implique une m�moire soutenue qui ferait qu'il finit par orienter le discours dans le sens de l'�quivalent d'un aveu, de sorte que, m�me si "tous les Cr�tois sont des menteurs" veut dire qu'il n'est pas un Cr�tois qui veuille mentir � jet continu, la v�rit� finira bien par lui �chapper au tournant et, en mesure m�me de la rigueur de cette volont� ; ce qui est le sens le plus plausible de l'aveu par le Cr�tois Epim�nide que tous les Cr�tois sont des menteur, ce sens peut-�tre que celui-ci, c'est que :

1) il s'en glorifie

 2) il veut par l� vous d�router en vous  pr�venant v�ridiquement de sa m�thode ; mais cela n'a pas d'autre volont�, cela a le m�me succ�s que cet autre proc�d� qui  consiste � annoncer que soi on n'est pas poli, qu'on est d'une franchise absolue.  
Cela c'est le type qui vous sugg�re d'avaliser tous ses bluffs.

    Ce que je veux dire, c'est que toute affirmative universelle, au sens formel de la cat�gorie, a les m�mes fins obliques, et il est fort joli qu'elles �clatent ces fins dans les exemples classiques. Que ce soit Aristote qui prenne soin de r�v�ler que Socrate est mortel doit tout de m�me nous inspirer quelque int�r�t, ce qui veut dire offrir prise � ce que nous pouvons appeler chez nous interpr�tation, au sens o� ce terme pr�tend aller un peu plus loin que la fonction qui se trouve justement dans le titre m�me d'un des livres de la logique d'Aristote. Car si �videmment c'est en tant qu'animal humain que celui qu'Ath�nes nomme Socrate est assur� de la mort, c'est tout (->p16) (I/16) de m�me bel et bien en tant que nomm� Socrate qu'il y �chappe, et ceci �videmment non seulement parce que sa renomm�e dure encore pour aussi longtemps que vivra la fabuleuse op�ration du transfert op�r�e par Platon, mais encore plus pr�cis�ment parce que ce n'est qu'en tant qu'ayant r�ussi � se constituer, � partir de son identit� sociale, cet �tre d'utopie qui le caract�rise que le nomm� Socrate, celui qu'on nomme ainsi � Ath�nes et c'est pourquoi il ne pouvait pas s'exiler - a pu se sustenter dans le d�sir de sa propre mort jusqu'� en faire l'acting out de sa vie. Il y a ajout� en plus cette fleur au fusil de s'acquitter du fameux coq � Esculape dont il se serait agi s'il avait fallu faire la recommandation de ne pas l�ser le marchand de marrons du coin.

    I1 y a donc l�, chez Aristote, quelque chose que nous pouvons interpr�ter comme quelque tentative justement d'exorciser un transfert qu'il croyait un obstacle au d�veloppement du savoir. C'�tait d'ailleurs de sa part une erreur puisque l' �chec en est patent. I1 fallait aller s�rement un peu plus loin que Platon dans la d�naturation du d�sir pour que les choses d�bouchent autrement. La science moderne est n�e dans un hyperplatonisme et non pas dans le retour aristot�licien sur, en somme, la fonction du savoir selon le statut du concept . I1 a fallu, en fait, quelque chose que nous pouvons appeler la seconde mort des Dieux, � savoir leur ressortie fantomatique au moment de la Renaissance, pour que le verbe nous montr�t sa vraie v�rit�, celle qui dissipe, non pas les illusions, mais les t�n�bres du sens d'o� surgit la science moderne.

    (p17->) (I/17) Donc nous l'avons dit - cette phrase de : "je pense" a l'int�r�t de nous montrer - c'est le minimum que nous puissions en d�duire - la dimension volontaire du jugement. Nous n' avons pas besoin d'en dire autant : les deux lignes que nous  distinguons comme �nonciation et �nonc� nous suffisent pour que nous puissions affirmer que c'est dans la mesure ou ces deux lignes s'embrouillent et se confondent que nous pouvons  nous trouver devant tel paradoxe qui aboutit � cette impasse  du "je mens" sur lequel je vous ai un instant arr�t�s et la preuve que c'est bien cela dont il s'agit, c'est � savoir que je peux � la fois mentir et dire de la m�me voix que je mens; si je distingue ces voix c'est tout � fait admissible.
Si je dis : il dit que je mens, cela va tout seul, cela ne fait pas d'objection, pas plus que si je disais : il ment, mais je peux m�me dire je dis que je mens.

    Il y a tout de m�me quelque chose ici qui doit nous  retenir, c'est que si je dis "je sais que je mens" cela a encore quelque chose de tout � fait convaincant qui doit nous retenir comme analystes puisque, comme analystes justement, nous savons que l'original, le vif et le passionnant de notre intervention est ceci que nous pouvons dire que nous sommes faits pour dire, pour nous d�placer dans la dimension exactement oppos�e, mais strictement corr�lative, qui est de dire : "mais non, tu ne sais pas que tu dis la v�rit�", ce qui va tout de suite plus loin. Bien plus : "tu ne la dis si bien que dans la mesure o� tu crois mentir et quand tu ne veux pas mentir, c'est pour te garder de cette v�rit�".

(->p18) (I/18)  Cette v�rit�, il semble qu'on ne puisse l'atteindre qu'� travers ces lueurs, 1a v�rit� fille en ceci - vous vous rappelez nos termes - qu'elle ne serait par essence comme tout autre fille qu'une �gar�e, eh bien, il en est de m�me pour le "je pense". I1 semble bien que s'il a le cours si facile pour ceux qui l'�pellent ou en rediffusent le message, les professeurs, �� ne peut �tre qu'� ne pas trop s'y arr�ter. Si nous avons pour le "je pense" les m�mes exigences que pour le "je mens", ou bien ceci voudra dire: "je pense que je pense", ce qui n'est alors absolument parler de rien d'autre que le "je pense" d'opinion ou d'imagination, le "je pense" comme vous dites quand vous dites "je pense qu'elle m'aime" qui veut dire que les emb�tements vont commencer.

    A suivre Descartes, m�me dans le texte des M�ditations, on est surpris du nombre d'incidences sous lesquelles ce "je pense" n'est rien d'autre que cette dimension proprement imaginaire sur laquelle aucune �vidence, soi-disant radicale, ne peut m�me �tre fond�e s'arr�ter. Ou bien alors ceci veut dire : "je suis un �tre pensant" - ce qui est, bien entendu, alors bousculer � l'avance tout le proc�s de ce qui vise justement � faire sortir du "je pense" un statut sans pr�jug�s, comme sans infatuation � mon existence. Si je commence � dire : "je suis un �tre", cela veut dire : je suis un �tre essentiel � l'�tre, sans doute, il n'y a pas besoin d'en jeter plus, on peut garder sa pens�e pour son usage personnel.

    Ceci point�, nous nous trouvons rencontrer ceci qui est important : nous nous trouvons rencontrer ce niveau, ce troisi�me terme que nous avons soulev� � propos du "je mens", c'est � savoir qu'on puisse dire : "je sais que je mens", et ceci (->p19) (I/19) m�rite tout � fait de vous retenir. En effet, c'est bien le support de tout ce qu'une certaine ph�nom�nologie a d�velopp� concernant le sujet, et ici j'am�ne une formule qui est celle sur laquelle nous serons amen�s � reprendre les prochaines fois, c'est celle-ci : ce � quoi nous avons affaire, et comment cela nous est donn� puisque nous sommes psychanalystes, c'est � radicalement subvertir, � rendre impossible ce pr�jug� plus radical, et donc c'est le pr�jug� qui est le vrai support de tout ce d�veloppement de la philosophie, dont on peut dire qu'il est la limite au-del� de laquelle notre exp�rience est pass�e, la limite au-del� de laquelle commence la possibilit� de l'inconscient.

    C'est qu'il n'a jamais �t�, dans la lign�e philosophique qui s'est d�velopp�e � partir des investigations cart�siennes dites du cogito qu'il n'a jamais �t� qu'un seul sujet que j'�pinglerai, pour terminer, sous cette forme : le sujet suppos� savoir. Il faut ici que vous pourvoyiez cette formule du retentissement sp�cial qui, en quelque sorte, porte avec lui ironie , sa question, et remarquiez qu'� la reporter sur la ph�nom�nologie et nomm�ment sur la ph�nom�nologie h�g�lienne, la  fonction de ce sujet suppos� savoir prend sa valeur d'�tre appr�ci�e quant � la fonction synchronique qui se d�ploie en ce  propos : sa pr�sence toujours l�, depuis le d�but de l'interrogation ph�nom�nologique, � un certain point, un certain noeud de la structure, nous permettra de nous d�prendre du d�ploiement diachronique cens� nous mener au savoir absolu.

    Ce savoir absolu lui-m�me- nous le verrons � la lumi�re de cette question - prend une valeur singuli�rement r�futable. Mais seulement en ceci aujourd'hui : arr�tons-nous � poser cette (->p20) (I/20) motion de d�fiance d'attribuer ce suppos� savoir � qui que ce soit, ni � supposer (subjicere) aucun sujet au savoir. Le savoir est intersubjectif, ce qui ne veut pas dire qu'il est le savoir de tous, ni qu'il est le savoir de l'Autre - avec un grand A -, et l'Autre nous l'avons pos�. I1 est essentiel de le maintenir comme tel : l'Autre n'est pas un sujet, c'est un lieu auquel on s'efforce, dit Aristote, de transf�rer le savoir du sujet.

    Bien s�r, de ces efforts, il reste ce que Hegel a d�ploy� comme l'histoire du sujet ; mais cela ne veut absolument pas dire que le sujet en sache un p�pin de plus sur ce de quoi il retourne. Il n'a, si je puis dire, d'�moi qu'en fonction d'une supposition indue, � savoir que l'Autre sache qu'il y ait un savoir absolu, mais l'Autre en sait encore moins que lui, pour la bonne raison, justement qu'il n'est pas un sujet. L'Autre est le d�potoir des repr�sentants repr�sentatifs de cette supposition de savoir, et c'est ceci que nous appelons l'inconscient pour autant que le sujet s'est perdu lui-m�me dans cette supposition de savoir. I1 entra�ne �� � son insu, ��, ce sont les d�bris qui lui reviennent de ce que p�tit sa r�alit� dans cette chose, d�bris plus ou moins m�connaissables. Il les voit revenir, il peut dire ou non dire : c'est bien cela ou bien ce n'est pas cela du tout : c'est tout � fait �a tout de m�me.

    La fonction du sujet dans Descartes, c'est ici que nous reprendrons la prochaine fois notre discours, avec les r�sonnances que nous lui trouvons dans l'analyse. Nous essaierons, la prochaine fois, de rep�rer les r�f�rences � la ph�nom�nologie du (->p21) (I/21) n�vros� obsessionnel dans une scansion signifiante o� le sujet se trouve immanent � toute articulation.  

note: bien que relu, si vous d�couvrez des erreurs manifestes dans ce s�minaire, ou si vous souhaitez une pr�cision sur le texte, je vous remercie par avance de m'adresser un [mailto:gaogoa@free.fr �mail]. [#J.LACAN Haut de Page] 
[../../erreurs.htm commentaire] Ce séminaire a été relu et corrigé par Eric MOCHER le 23.08.2004