Interview de Jacques Lacan sur France Culture

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                       nterview de Jacques Lacan sur France Culture, juillet 1973,
                       à l'occasion du 28ème congrès international de la psychanalyse, à Paris.
                       . 

(publié par Le coq-Héron n°46-47, Paris, 1974, pp.3-8).


F.culture : [ nom propre de la journaliste : X. ], vous avez obtenu un document, que la presse a annoncé d'ailleurs, c'est une déclaration de Jacques Lacan, Jacques Lacan étant bien entendu le grand exclu de ce congrès, et il est connu que Jacques Lacan n'accepte jamais de se manifester devant un micro, alors pour une fois il est avec nous.


     X. :    Docteur Lacan, en ce moment, se tient à Paris le 28ème congrès international de psychanalyse, vous n'êtes pas invité, vous n'en êtes pas.
     LACAN :  Que je n'y sois pas ne veut pas dire que j'en sois absent. Pour autant que mon sentiment ait la moindre importance là-dessus, je puis dire que mon absence m'y met en situation privilégiée, ceci en raison du poids de mon enseignement qui avec retard sans doute fait son chemin parmi ceux-là même qui m'excluent car ils ne se privent pas d'y faire le plus large emprunt. L'enseignement que je reçois de mon expérience, à savoir de l'analyse qui est une expérience très suffisamment définie et limitée pour permettre qu'on la qualifie comme telle. Seulement pour pouvoir en parler, il faut au moins y être entré, ce qui n'exclut pas que dans certaines conditions ce soit difficile de s'en sortir. C'est pourquoi il est préférable que l'analyste qui heureusement n'y a pas toute la part d'action sache ce qu'il fait. Savoir ce qu'il fait, ça veut dire dans quel discours il est pris. C'est cela qui conditionne l'ordre du faire dont il est capable. J'ai prononcé le mot discours. C'est une notion très élaborée, que j'ai élaborée sans doute à partir de cette expérience. Il faut bien admettre que vingt ans où je me suis laissé enseigner par l'expérience et où je me suis efforcé d'en extraire quelque chose - vingt ans, ça permet d'élaborer, ce qui ne veut absolument pas dire que de cela, j'ai de ce dire une conception du monde. Ce que je définis, c'est ce qui peut se dire à partir de cette expérience - de cette expérience nouvellement introduite dans le champ des discours humains - c'est-à-dire de ce qui constitue un mode de lien social.
     X.:   Vous n'êtes pourtant pas le seul à vous être intéressé au discours. Est-ce que ce n'est pas le fait des psychanalystes qui se penchent plus particulièrement justement sur le formalisme de l'analyse ?
     LACAN :   On peut poser la question en ces termes, n'est-ce pas. C'est vraiment un point de départ, c'est d'ailleurs de là qu'est parti ce que e me trouve appeler, qui se trouve situé comme mon enseignement. L'analyste reconnaît-il ou pas ceci que j'enseigne, que l'inconscient est structuré comme un langage. C'est la formule clé par laquelle j'ai cru devoir introduire la question. La question est celle-ci : ce que Freud a découvert et qu'il a épinglé comme il a pu du terme d'inconscient, ça ne peut en aucun cas rejoindre d'aucune façon ce que lui-même se trouve avoir mis en avant, les tendances de vie par exemple ou les pulsionsde mort. Ce ne peut en aucun cas y être identifié. Ce que Freud a découvert, c'est ceci que l'être parlant ne sait pas les pensées, il a employé ce terme, les pensées mêmequi le guident. Il insiste sur ce que ce sont des pensées, et quand on le lit, on s'aperçoit, n'est-ce pas, que ces pensées comme toutes les autres se caractérisent par ceci qu'il n'y a pas de pensée qui ne fonctionne comme la parole, qui n'appartienne au champ du langage. La façon dont Freud opère part de la forme articulée que son sujet donne à des éléments comme le rêve, le lapsus, le mot d'esprit. S'il met en avant ces éléments-là, il faut lire ses ouvrages de départ qui sont  la Science des rêves,  la Psychopathologie de la vie quotidienne ou justement ce qu'il a écrit sur le mot d'esprit pour s'apercevoir qu'il n'y a pas un seul de ces éléments qu'il ne prenne comme articulé par le sujet, et c'est sur cette articulation elle-même que porte son interprétation.
     La nouvelle forme qu'il y substitue par l'interprétation est - je dirai - de l'ordre de la traduction n'est-ce pas, et la traduction, chacun sait ce que c'est - on commence à s'y intéresser, peut-être un tout petit peu à cause de moi, mais qu'importe - c'est toujours une réduction et il y a toujours une perte dans la traduction. Eh bien, ce dont il s'agit, c'est en effet d'une perte. On touche que cette perte, c'est le réel lui-même de l'inconscient, le réel même tout court, le réel pour l'être parlant, c'est qu'il se perd quelque part, et où ? - c'est là que Freud a mis l'accent - il se perd dans le rapport sexuel. Il est absolument fabuleux que personne n'ait articulé ça avant Freud alors que c'est la vie même des êtres parlants. Qu'on se perde dans le rapport sexuel, c'est évident, c'est massif, c'est là depuis toujours et après tout jusqu'à un certain point on pourrait dire que ça ne fait que continuer.
     Si Freud accentue les choses sur la sexualité, c'est dans la mesure où dans la sexualité l'être parlant bafouille. Pendant longtemps ça n'a pas empêché qu'on aille imaginer la connaissance sur le modèle de ce rapport en tant qu'il est rêvé, et comme je viens de le dire, rêvé veut dire là bafouillé. Mais bafouillé en mots. Un professeur qui a écrit en marge de mon enseignement, il a cru faire une découverte en disant que le rêve ne pense pas. C'est vrai, il ne pense pas comme un professeur. Trompe-t-il ou se trompe-t-il, le rêve, le professeur ne veut pas poser la question au rêve pour que le rêve ne la renvoie pas au professeur. C'est ce qui éclaire maintenant que pendant la plus grande partie de l'histoire l'être parlant s'est cru en droit de rêver, il n'a pas su qu'il se laissait porter par le rêve dans son droit fil. L'ennuyeux est qu'il en reste des choses totalement fallacieuses mais qui gardent apparence et la psychologie au premier plan. Que chacun fasse référence à sa vie,
     [ coupure bande-son de 10' à 10'20 : ceux qui m'écoutent. Est-ce qu'il y a ou non le sentiment qu'il y a quelque chose qui se répète dans sa vie, toujours la même, et que c'est ça qui est le plus lui.
     Qu'est-ce que ce quelque chose...]1
     qui se répète ? Un certain mode du jouir. Le jouir de l'être parlant que vous êtes tous, qui m'écoutez, s'articule. Et c'est même pour ça qu'il va au stéréotype ; mais un stéréotype qui est bien le stéréotype de chacun. Il y a quelque chose qui témoigne d'un manque vraiment essentiel ; même les philosophes, il est vrai que c'est sur le tard, avec Spinoza, étaient arrivés à ça que l'essence de l'homme est le désir. Il est vrai qu'ils ne mesuraient pas bien à quel manque le désir répond. A quelque chose, il faut bien le dire, de fou. A quoi pendant longtemps on a substitué la perfection attribuée à l'être suprême. Cet accent sur l'être, c'est ce qu'il y a de fou là-dedans. L'être se mesure au manque propre à la norme. Il y a des normes sociales faute de toute norme sexuelle, voilà ce que dit Freud. La façon de saisir l'ambiguïté, le glissement de toute approche de la sexualité favorise que là, pour meubler, on se rue avec toutes sortes de notations qui se prétendent scientifiques et on croit que ça éclaire la question. C'est très remarquable ce double jeu de la publication analytique entre ce que peuvent chez les animaux détecter les biologistes et d'autre part ceci, qui est tout à fait tangible dans la vie de chacun, à savoir que chacun se débrouille très mal sur le sujet de la vie sexuelle. Les deux termes n'ont aucun rapport. D'un côté, c'est l'inconscient, de l'autre, c'est une approche, scientifiquement valable, celui de la biologie.
     Mais ce que nous donne l'analyse, c'est que la question est personnelle pour chacun des êtres parlants qu'on ferait mieux de dire des êtres parlés. Ce qui montre bien que c'est dans le langage que se joue l'affaire pour chacun. Bien sûr que, comme on me le fait remarquer, il y a des affects. Mais c'est du discours qui l'habite que procède l'appréciation juste de chaque affect majeur chez chacun. Et ceci d'ailleurs se démontre très bien du progrès obtenu dans le champ analytique sur un affect aussi important que l'angoisse.
     Bon, ben ! Disons quelque chose de plus. L'analyse n'est pas une science. C'est un discours sans lequel le discours dit de la science n'est pas tenable par l'être qui y a accédé, depuis pas plus de trois siècles, d'ailleurs ! Le discours de la science a des conséquences irrespirables pour ce qu'on appelle l'humanité. L'analyse, c'est le poumon artificiel grâce à quoi on essaie d'assurer ce qu'il faut trouver de jouissance dans le parler pour que l'histoire continue.
     On ne s'en est pas encore aperçu et c'est heureux parce que dans l'état d'insuffisance et de confusion où sont les analystes, le pouvoir politique aurait déjà mis la main dessus aux analystes. Ce qu'il leur aurait ôté toute chance d'être ce qu'ils doivent être. Compensatoires. En fait, c'est un pari, c'est aussi un défi que j'ai soutenu. Je le laisse livré aux plus extrêmes aléas. Mais dans tout ce que j'ai pu dire, quelques formules heureuses peut-être surnageront. Tout est livré dans l'être humain à la fortune.
     X.:   Vous avez fondé une école, vous avez des élèves dont beaucoup vous ont quitté, quelques-uns pour fonder plus récemment ledit 4ème groupe. Vous êtes quelqu'un d'écouté passionnément, de controversé passionnément, de suivi. Selon vous, quels sont vos continuateurs ?
     LACAN :  J'ai depuis quelque temps le bonheur de m'apercevoir que quelques-uns de ceux qui sont restés autour de moi non seulement ont su entendre - ce que j'ai appelé tout à l'heure quelques formules plus ou moins heureuses, mais d'ores et déjà savent leur donner plus qu'un écho : une suite ! Et que c'est certainement bientôt qu'on s'apercevra comment mon enseignement peut être repris et continué.
     X.: Est-ce que vous recevez en ce moment justement de congrès la visite de congressistes ?

LACAN : Oui j'en ai reçu bien sûr quelques-unes, comme c'est l'usage quand je suis à Paris.

X.: La psychanalyse est devenue ces dernières années en France ce que nous, nous appelons un fait de culture. Je sais que vous contestez le terme.

LACAN : Oui, je conteste le terme dans la mesure où celui de nature auquel il s'oppose me paraît tout aussi contestable. Ce qu'on appelle un fait de culture, c'est en somme un fait commercial. On peut dire que l'analyse, ça se vend bien. Je parle des publications. Ca n'a absolument rien à faire avec l'analyse. On peut entasser autant qu'on voudra de ces colloques, de ces piles, de ces entassements de production diversement littéraires. C'est ailleurs que se fait le travail, c'est dans la pratique analytique pour avancer là un terme que je regrette de ne pas avoir avancé plus tôt, parce qu'il est là tout à fait essentiel. Ce que j'essaie de former à la lumière d'une expérience suivie dans le quotidien, c'est une école, celle que j'ai intitulée de freudienne - comme telle. C'est une école pour autant qu'elle serait adéquate à ce que commande la structure si profondément différente de ce discours, la structure qui résulte du discours analytique.

1. la version écrite propose :

     "ceux qui m'écoutent. Est-ce qu'il y a ou non le sentiment qu'il y a quelque chose qui se répète dans sa vie, toujours la même, et que c'est ça qui est le plus lui.
     Qu'est-ce que ce quelque chose qui se répète ?"

2. Odile ? pas très audible.